Géographies de la résistance

Rebelles andins et klephtes grecs en perspective connectée

Alexandre Belmonte

6/16/202539 min ler

Introduction
Comme le pensait toujours Marc Bloch, la comparaison est la « baguette magique de l’historien ». Qu’on l’envisage comme une « disposition d’esprit », telle qu’elle fut conçue au XVIᵉ siècle, ou comme une « attitude intellectuelle » – et depuis longtemps déjà comme une véritable méthodologie dans les études historiques – la comparaison rapproche les différences, accentue les contrastes, éclaire les structures et met en relation les expériences. Elle sauve aussi de l’isolement apparent certaines pratiques circonstancielles que le sens commun a longtemps reléguées au rang de simples phénomènes « atypiques ».

La rébellion est l’un de ces comportements que l’on a souvent considérés comme atypiques au fil de l’histoire, qu’elle soit le fait d’individus ou de groupes. Thème récurrent dans les traditions orales des peuples, dans les récits historiques intemporels et les mythes politiques nationalistes, la rébellion naît presque toujours sous le signe de l’échec annoncé. Tous les panoptiques possibles de la société ont soumis les rebelles à une surveillance préventive constante. Pourtant, à travers les âges, des rebelles ont défié dieux et empires, s’inscrivant dans l’imaginaire collectif des peuples et nous conduisant à évoquer, en divers moments et géographies, des figures telles que Zeus et Dionysos, Moïse et le roi David, Ogum et Iansã, Anhangá et Tupã. Tous furent rebelles bien avant nous. Cette évocation persistante de la révolte dans les moments de crise historique profonde révèle le caractère fondamentalement ubiquitaire de l’insurrection, tout en posant la question d’une cosmopolitique de la résistance. Il existe une transversalité symbolique de l’acte rebelle, qui traverse les cultures, les époques et les systèmes de pensée.

Les approches connectées des expériences de rébellion permettent d’éclairer la force persistante de la problématique dont elle émerge – une problématique qui implique des questions fondamentales d’ordre, de hiérarchie, de contestation et de violence. Une telle approche invite à réfléchir sur l’historicité de la rébellion elle-même. Loin d’être un phénomène marginal ou épisodique, la rébellion constitue une clé interprétative centrale pour comprendre les façons dont les sociétés ont historiquement négocié le pouvoir, l’ordre, les hiérarchies et l’appartenance. Elle n’est pas une simple perturbation passagère, mais une modalité constitutive de l’action politique et du comportement social. En ce sens, la rébellion est civilisatrice.

Inscrite dans les vestiges archéologiques préhistoriques, évoquée dans les récits d’origine et canonisée dans la Bible, la rébellion est présente dès les premiers récits fondateurs de l’histoire humaine. Dans la Genèse, la désobéissance d’Ève au commandement divin de ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance est sanctionnée par une punition multiple, qui la précipite – avec Adam – dans le monde du travail, un monde marqué par la souffrance, la discipline et l’instauration du patriarcat. À partir de cet acte inaugural de rébellion se déploie un système complexe de mécanismes régulateurs et répressifs qui ont longtemps structuré le rapport des humains à la nature, au genre, à la parenté, au désir et au travail. Des mécanismes qui instituent hiérarchies, codes moraux et frontières, et dont les échos résonnent encore dans les ordres culturels, sociaux et symboliques. La rébellion d’Ève est une tragédie parce qu’elle inaugure une discipline structurante – discipline qui, sous différentes formes, a rencontré des résistances multiples tout au long de l’histoire, contre laquelle nous continuons de nous insurger pour accomplir la fonction téléologique du mythe. En effet, c’est ainsi que l’humanité s’est comportée au fil de l’histoire occidentale : tournant inlassablement autour des mythes comme des insectes attirés par une lumière solitaire dans l’obscurité infinie d’une nuit sans fin.

Inscrite dans nos traces matérielles, la rébellion est visible jusque dans nos os. L’apparition du pouce opposable chez l’humain – cette rupture anatomique avec la patte simienne – peut être interprétée comme un geste primordial de déviation inscrit dans l’histoire évolutive. Comme l’a observé André Leroi-Gourhan, la libération de la main de la fonction locomotrice, rendue possible par la bipédie, a établi la première différenciation entre fonctions techniques et biologiques (Leroi-Gourhan 1993, 32). Cette séparation a permis à la main de devenir instance et vecteur de projection, d’extériorisation et d’imagination technique. Désormais affranchie du mouvement, la main entra dans une nouvelle relation au monde, qui dépassait l’adaptation. Ainsi envisagée, l’opposabilité du pouce est un acte morphologique de rébellion, une déviation évolutive qui a ouvert la voie au geste, à l’outil et à la création symbolique. Tim Ingold souligne que la main, loin d’être un organe passif de manipulation, est un site de perception compétente et d’improvisation (Ingold 2000, 353–354), tandis que Marcel Mauss avait déjà proposé que les techniques du corps sont des dispositions acquises, incorporées dans l’habitus social et culturel (Mauss 1979, 97–123). Dans cette perspective, la main n’est pas un simple résidu de l’évolution – elle est le membre insurgé d’une espèce qui a appris à désobéir, à inventer et à transformer le monde par la rupture incarnée.

Bien avant l'avènement de l’écriture, l’esprit de rébellion avait déjà été peint sur les parois des grottes et des abris sous roche, gravé dans la pierre, forgé dans le cuivre et le fer. Sur une peinture rupestre retrouvée dans un abri de la région actuelle de la caatinga, dans le Piauí, on voit un homme frapper un autre à la poitrine avec une hache (Fig. 1). Indice de rupture, acte de violence, négation de l’ordre : nous ne pouvons reconstituer précisément le contexte, mais le geste subsiste, fixé à l’oxyde de fer sur la pierre. Les ordres et les hiérarchies semblent toujours marcher aux côtés de leur propre ombre ‒ la contestation rebelle. Partout où s’érigent des structures de domination, les rébellions se multiplient. À travers les époques et les géographies, le chœur des voix dissidentes a enflammé les rangs de la résistance et suscité soulèvements et révoltes, déformant sans relâche la solidité apparente et la stabilité des pouvoirs dits institués.

Parmi les paysages où la dialectique entre domination et rébellion se révèle avec une intensité particulière, figurent les régions montagneuses – des environnements qui, au fil de l’histoire, ont souvent offert refuge aux mouvements insurgés et favorisé des formes d’autonomie. C’est à partir de deux de ces régions, soumises à des formes de domination impériale distinctes mais structurellement analogues – les Andes centrales sous la domination coloniale espagnole, et les hautes terres grecques sous l’Empire ottoman – que cette étude propose une analyse connectée de deux modes emblématiques de résistance armée : celle des insurgés andins impliqués dans les grandes rébellions, en particulier durant les trois dernières décennies du XVIIIe siècle, et celle des klephtes (du grec κλέφτες, pluriel de κλέφτης, signifiant brigand, voleur), combattants irréguliers grecs actifs dans les territoires montagneux pendant la même période. Malgré les différences institutionnelles et culturelles entre ces contextes, les deux empires exerçaient un pouvoir fondé sur une logique extractive et hiérarchique, orientée vers l’appropriation systématique des ressources – matérielles, humaines, fiscales et symboliques – au bénéfice des autorités impériales centrales. Ces formes de domination imposaient aux populations locales des régimes de tribut, de travail obligatoire et de subordination politique, souvent médiés par des autorités intermédiaires et des réseaux clientélistes (Platt, 1982 ; Estenssoro, 2003 ; Hunefeldt, 2018 ; Koliopoulos, 1987 ; Tsoukalas, 1981), impliquant beys et curacas, recaudadores et pachas.

Les klephtes étaient actifs principalement dans les régions montagneuses de l’actuelle Grèce continentale sous domination ottomane, particulièrement entre les XVIIIe et XIXe siècles. Leur présence se concentrait dans des zones d’accès difficile et faiblement contrôlées par l’État, où ils bénéficiaient de la protection naturelle du relief, du soutien des populations paysannes et de l’appui de réseaux locaux de sociabilité et de solidarité. Leur mode d’action révèle une cosmopolitique particulière du territoire et de ses habitants. Les principales zones d’activité des bandes klephtiques comprenaient l’Épire (Ήπειρος), au nord-ouest de la Grèce actuelle, région montagneuse limitrophe de l’Albanie à forte tradition tribale ; la Thessalie (Θεσσαλία), notamment dans ses zones élevées, telles que le massif du Pinde ; la Grèce centrale (Στερεά Ελλάδα), aussi appelée Roumélie, englobant les montagnes de l’Étolie, de l’Acarnanie et du mont Iti ; le Péloponnèse (Πελοπόννησος), notamment la région du Magne, territoire semi-autonome où des clans armés résistèrent à la fois à l’autorité ottomane et aux tentatives ultérieures de centralisation étatique. Enfin, dans les régions grecques de Macédoine et de Thrace (Μακεδονία et Θράκη), l’activité klephtique était plus limitée et présentait des caractéristiques distinctes. (mettre la référence ici)

Ces régions connaissaient un degré limité de contrôle administratif direct par le gouvernement ottoman, dont l’autorité était fréquemment déléguée à des intermédiaires locaux – tels les beys et mültezim. Cette configuration favorisait l’émergence de formes hybrides de souveraineté, dont les klephtes étaient à la fois l’expression et la contestation. D’abord désignés par les autorités impériales ottomanes comme des “bandits” et des “pillards”, ces groupes ont élaboré leur propre ethos d’honneur, d’autonomie et de résistance, et furent souvent perçus par les communautés locales comme des protecteurs et des dispensateurs de justice (trouver la référence). Avec le temps, les klephtes en sont venus à occuper une place centrale dans l’imaginaire national grec, notamment après leur rôle décisif dans la Révolution de 1821. La tradition orale a joué un rôle fondamental dans la construction de cette mémoire héroïque, les associant à la défense de la foi orthodoxe, à la continuité de l’héritage byzantin et à l’idéal de liberté nationale. Ils devinrent généraux de brigades et semblaient porter une haute mission morale de conduire par la force un processus d’émancipation, démontrant au monde “les vertus du peuple grec”.

De l’autre côté du monde, une histoire pleine de promesses et porteuse d’espoir se répandait à travers les Andes. Elle faisait écho à une rumeur : celle selon laquelle, dans l’agonie et sous la torture, peu avant son exécution, un homme autochtone aurait prophétisé les paroles suivantes : Naya saparukiw jiwyapxitaxa nayxarusti, waranqa, waranqanakaw tukutaw kut’anipxani – « Moi seul mourrai, mais un jour je reviendrai et je serai des millions. » Une prophétie qui aurait aussi bien pu être prononcée par le messie chrétien lui-même. Túpac Katari, à qui ces mots sont attribués, était une réplique, l’un de ces millions d’« Indiens » – « comme des sardines dans la mer », selon l’expression d’un chroniqueur dominicain (référence à insérer) – dont le nom en aymara porte le même sens que le nom quechua qui l’a inspiré : Túpac Amaru, le Sapa Inca revenu au cœur du royaume inca, le Cusco, nombril du monde. Tous deux signifient « serpent resplendissant » et, à l’image du serpent, ils frappèrent les talons des familles chapetón et criollas à travers les Andes.

Les récits officiels parlent de centaines de milliers d’Indiens féroces prêts à incendier les villes et à tuer leurs gouverneurs. Des monographies spécifiques ont exploré les figures de leurs chefs, leurs rapports à l’Église catholique, leur culture matérielle, leurs comportements communautaires. Ce thème constitue l’un des axes centraux de nombreuses épistémologies et historiographies nationales, notamment au Pérou et en Bolivie, mais aussi – dans une moindre mesure – en Argentine et dans d’autres traditions historiographiques latino-américaines.

Bien que situés dans des contextes civilisationnels, religieux et administratifs distincts, ces cas révèlent comment des régions périphériques et topographiquement complexes ont pu favoriser des cultures durables d’autonomie, de dissidence politique et de mobilisation insurgée. Ces géographies élevées, souvent marginalisées par les institutions centrales du pouvoir impérial, se sont consolidées comme des refuges stratégiques – de véritables arènes symboliques et politiques où furent affirmées, préservées et imaginées des formes alternatives de souveraineté. Dans les deux régions, la mémoire collective est revenue, de diverses manières, à leurs rebelles. Malgré la distance géographique et les différences culturelles, ces mouvements partagent d’importantes convergences structurelles. Parmi elles, on peut souligner : la centralité de la montagne comme espace de refuge, d’autonomie et de résistance ; le caractère ambigu des pratiques armées, oscillant entre banditisme social et rébellion légitimée par des principes de justice populaire, avec un soutien populaire allant de modéré à massif ; la mobilisation de systèmes symboliques et cosmologiques contestant directement la narration et la légitimité du pouvoir impérial – tel le messianisme inca dans les Andes ou le martyre chrétien orthodoxe en Grèce ; enfin, le rôle du leadership, souvent charismatique, dont l’autorité s’enracinait dans des codes et des hiérarchies spécifiques, dans la solidarité locale et les performances rituelles, inscrivant la lutte pour l’autonomie ‒ illégitimée ou non ‒ dans la mémoire collective de leurs communautés respectives. Ces performances incluaient généralement la violence.

Dans les débats historiographiques récents, une attention critique s’est portée sur les taxonomies qui différencient les « révolutions » des formes dites « mineures » d’action politique collective, caractérisées comme « rébellions », « soulèvements », « mutineries » ou « émeutes ». Comme nous l’avons noté dans nos travaux sur les mouvements de résistance autochtone, métisse et noire au XVIIIe siècle en Amérique hispanique, ces classifications tendent à refléter des hiérarchies raciales et de classe enracinées, en privilégiant les actions dirigées par les élites – principalement criollas dans le contexte ibéro-américain – comme véritablement révolutionnaires, tout en reléguant les mobilisations subalternes aux marges de la légitimité historique (Belmonte, 2018 ; Hunefeldt & Belmonte, 2021). Une perspective critique similaire se retrouve dans l’analyse de Constantinos Tsoukalas à propos de la Révolution grecque de 1821 qui, pendant une grande partie du XXe siècle, fut considérée par l’historiographie mondiale comme une « rébellion » provinciale plutôt que comme une révolution moderne comparable à ses homologues atlantiques. Tsoukalas et Kitromilides (2021) remettent en question ces cadres réducteurs, affirmant que le soulèvement grec portait un agenda complexe de liberté, de souveraineté et de transformation politique qui exige une reclassification et une meilleure intégration historiographique.

La convergence de ces cas suggère une exigence plus large : celle de décoloniser les fondements épistémologiques de la périodisation et de la classification historiques, en repensant la manière dont les révolutions sont définies – et donc, qui a le droit de faire l’histoire. L’approche connectée ne vise pas à aplanir ou homogénéiser des expériences historiques distinctes, mais à mettre en lumière des résonances analytiques et à examiner comment des subjectivités insurgées émergent à l’intersection du paysage, de la cosmologie, des hiérarchies sociales et des structures de domination impériale. En projetant des dynamiques parallèles entre deux périphéries impériales géographiquement éloignées mais structurellement analogues, notre étude entend contribuer aux débats contemporains sur la résistance à l’ordre impérial, sur l’exercice du pouvoir et de la souveraineté dans les marges, et sur le rôle formatif du territoire et des systèmes culturels dans les processus historiques de contestation anticoloniale et anti-impérialiste.

I. Montagnes et empires : géographies de la résistance

Les paysages montagneux des Andes centrales et de la Grèce continentale partagent bien plus que la rudesse de leur relief, la rigueur de leur climat et la persistance de « formes de vie communautaires », pour reprendre une formule aussi répandue qu’indéterminée. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, comme on l’a déjà souligné, les deux régions occupaient une position périphérique au sein de leurs systèmes de domination centralisés respectifs. Pourtant, cette condition périphérique ne doit pas être confondue avec une marginalité politique ou une insignifiance culturelle ; bien au contraire, il s’agissait de zones frontalières où la souveraineté impériale était en permanence négociée, contestée, et parfois reconfigurée par des formes locales d’autorité, de justice et de cosmologie. Ces espaces périphériques n’étaient pas seulement des régions à faible pénétration étatique, mais de véritables laboratoires d’adaptation, de confrontation et d’invention politique, où le gouvernement impérial – formulé et imposé « de loin » – cohabitait avec des pratiques autonomes et indigènes fondées sur la réciprocité, la sacralisation de la terre et des traditions normatives locales. Dans les deux hémisphères, la vie quotidienne favorisait des formes de coexistence échappant aux impositions légales : comme l’a justement observé E.P. Thompson, entre la loi et son application, il existait tout un monde de coutumes et d’usages (Thompson, référence).

Jaime Valenzuela (2023), en proposant une approche relationnelle du pouvoir au sein de la monarchie espagnole, souligne que les pratiques structurant les hiérarchies coloniales devaient être continuellement réélaborées aux marges de l’empire, là où les mécanismes de domination se heurtaient à une résistance quotidienne et à des agencements politiques et communautaires alternatifs. De manière similaire, Tristan Platt (1982) a démontré, dans le contexte andin, comment la structure communautaire et la logique de l’ayllu andin (communauté fondée sur la parenté) non seulement ont survécu, mais ont constamment mis à l’épreuve le système colonial fiscal et territorial, générant des formes hybrides de souveraineté. James C. Scott (2009), dans son analyse des régions montagneuses d’Asie du Sud-Est, apporte un éclairage comparatif précieux en affirmant que les zones de haute altitude fonctionnent comme des refuges structurels pour les populations réfractaires au pouvoir étatique, abritant des cultures politiques hostiles à l’assimilation et dotées de répertoires de contestation et d’autonomie persistants. Michel-Rolph Trouillot (1995) et Ann Laura Stoler (2009) renforcent cette analyse en montrant que la construction des archives impériales – et de l’historicité coloniale elle-même – impliquait nécessairement la production active de silences et de « zones d’indétermination », notamment en ce qui concerne les sujets jugés ingouvernables, rebelles ou excessivement autonomes. Ces marges de l’archive, qui coïncident presque toujours avec des frontières géographiques effectives, révèlent à quel point l’agencé impérial est traversé par des effacements intentionnels et des discontinuités destinés à sécuriser le monopole du pouvoir. Un pouvoir dont les blessures se faisaient encore sentir lorsque Grecs et Turcs s’affrontèrent et échangèrent leurs populations dans les années 1920.

De même, dans les sertões brésiliens et autres espaces liminaires, les mécanismes mêmes de la frontière ibérique – qu’ils soient juridiques, militaires ou cartographiques – fonctionnaient moins comme des limites fixes que comme des zones perméables de négociation, où s’exerçaient à la fois la violence de l’invasion et la créativité politique ou l’action rebelle des populations dominées. Penser les montagnes comme des sertões, de véritables zones-frontières, c’est penser l’histoire depuis ses interstices : des lieux où l’empire se déséquilibre, où l’archive s’amenuise, où la politique métropolitaine se dissout, et où la politique subalterne s’inscrit.

Dans le cas andin, la persistance des structures communautaires indigènes – telles que l’ayllu, le cabildo de naturales et d’autres subdivisions juridiques et territoriales fondées sur la parenté – a favorisé un mode d’organisation sociopolitique coexistant en tension, et parfois en opposition, avec l’appareil colonial espagnol. L’imposition de régimes tributaires, le recrutement forcé de main-d’œuvre (mita) et les mécanismes d’extraction fiscale s’articulaient à des systèmes de domination symbolique, mais se heurtaient aussi à des traditions locales de réciprocité, de travail collectif (ayni, minka) et de sacralité territoriale, qui contribuaient à unir les communautés indigènes et à perpétuer des hiérarchies symboliques. Dans ce contexte, la montagne n’est pas seulement un espace physique, mais un lieu habité par les apus, esprits des sommets sacrés, dotés d’une signification cosmologique et cosmogonique. Non seulement ils structuraient les relations locales à la terre et aux autorités politiques, mais, en tant qu’entités appartenant au monde des ancêtres et des divinités familières, ils pouvaient aussi influer sur le cacicazgo et sur la transmission du pouvoir. Le territoire et le paysage jouent ici un rôle vivant, véritable protagoniste de l’histoire.

Le curaca (ou kuraka) était le titre donné aux chefs locaux dans les sociétés andines précoloniales et coloniales, en particulier parmi les populations de langue quechua et aymara. Initialement ancré dans les structures sociopolitiques de l'État inca, le curaca gouvernait les ayllus, gérait la distribution des terres, supervisait les obligations rituelles et représentait sa communauté face aux autorités coloniales. Sous la domination espagnole, il fut instrumentalisé par la Couronne comme collecteur d’impôts indigènes et recruteur de main-d’œuvre, notamment pour le système de la mita, tout en étant tenu de continuer à exercer ses fonctions cérémonielles et communautaires traditionnelles (Saignes 1986, 245-246), et surtout, de continuer à se comporter comme un « Indien » au sein d’une société racialisée. En échange, les curacas jouissaient de certains privilèges, tels que l’exemption de tribut ou un certain prestige politique – bien que rien de tout cela ne les ait véritablement protégés de la logique raciale de la domination espagnole. Le titre de curaca était, dans de nombreux cas, héréditaire, mais sa légitimité pouvait être contestée ou manipulée par les autorités coloniales, surtout en période de troubles. Le bon fonctionnement du système de la mita et la réorganisation des impôts dépendaient intimement du rôle des caciques ou indios principales à l’échelle locale. En 1770, on dénombrait environ 2 300 curacas dans la vice-royauté du Pérou (Hunefeldt, 2018). Karen Spalding (1984) les décrit comme des « charnières » entre les mondes espagnol et indigène.

Dans un contexte marqué par les rébellions fréquentes des travailleurs indigènes – dans les mines, les plantations et les centres urbains – les curacas furent placés sous surveillance constante par les autorités coloniales. Leur capacité à mobiliser de vastes contingents d’hommes et de femmes pour attaquer des villes, envahir des cabildos et incendier des propriétés était connue depuis les années 1770, époque où les frères Thomás, Dámaso et Nicolás Katari dirigèrent les soulèvements de Chayanta. « Cinq mille Indiens », estimait le général Gelly, faisaient référence aux seuls insurgés qui comptaient envahir et brûler la ville de Pocoata. Avec les soulèvements successifs de Túpac Katari à La Paz et de Túpac Amaru II à Cuzco, il devint évident pour les Espagnols que l’influence et le pouvoir des curacas devaient être affaiblis. Christine Hunefeldt soutient qu’après la rébellion de Túpac Amaru II (1780–1783), de nombreux curacas furent remplacés par des collecteurs d’impôts mestizos, malgré la vive opposition des communautés tributaires indigènes. Cette substitution s’inscrivait dans le cadre d’une restructuration administrative plus vaste, conforme aux réformes bourboniennes (Hunefeldt, 2018, 120). Tout au long du XVIIIe siècle, et en particulier durant les grands soulèvements andins, plusieurs curacas se positionnèrent soit comme alliés de la Couronne, soit comme chefs rebelles, mobilisant leur prestige local et leurs réseaux d’autorité pour organiser la résistance armée – à l’instar de Túpac Amaru II, qui se proclama curaca de Tungasuca, Pampamarca et Surimana.

Les rôles intermédiaires assumés par les curacas dans l’Amérique espagnole coloniale et les mültezim dans l’Empire ottoman peuvent être examinés à travers les outils conceptuels proposés par les études récentes sur les borderlands. Comme le souligne l’ouvrage Balkan Border Crossings (2008), les acteurs locaux situés dans des zones d’intersection culturelle et politique jouaient souvent le rôle de négociateurs de l’autorité impériale et de médiateurs de la légitimité localisée. Un rôle comparable à celui du curaca andin peut être observé dans la figure du mültezim dans le système fiscal ottoman de l’iltizām – il s’agissait d’individus privés qui, moyennant une somme forfaitaire versée à l’État, acquéraient le droit de collecter les impôts dans une région spécifique. Les curacas et les mültezim fonctionnaient tous deux comme des nœuds cruciaux dans des systèmes de souveraineté déléguée, en particulier dans les zones géographiquement et politiquement périphériques, servant d’intermédiaires entre les centres impériaux et les populations locales.

Tout comme les gardes-frontières et les agents municipaux étudiés à la frontière gréco-albanaise (référence), ces figures incarnaient une double allégeance : représentants de l’autorité impériale en matière de fiscalité, de justice et de mobilisation de la main-d’œuvre, leur pouvoir reposait pourtant sur une connaissance intime des hiérarchies sociales locales, des réseaux de parenté et des pratiques rituelles. Comme l’ont montré Linda Darling (1996) et Şevket Pamuk (2000), de tels intermédiaires étaient indispensables à la collecte des revenus impériaux, tout en devenant des agents de décentralisation, en favorisant des centres de pouvoir semi-autonomes et en compliquant la projection du pouvoir impérial. Leur position engendrait ainsi un paradoxe structurel : ils agissaient à la fois comme instruments du pouvoir central et bénéficiaires de l’autonomie locale.

Dans les deux contextes, l’autorité ne relevait pas uniquement de la bureaucratie : elle était profondément enracinée dans les cosmologies locales et soutenue par le prestige social, la légitimité rituelle et la mémoire ancestrale. Le curaca, en particulier dans la région de Charcas et le sud du Pérou au XVIIIe siècle, occupait une position ambivalente au sein du régime colonial. Comme l’a soutenu Thierry Saignes (1986), il naviguait entre deux ordres de légitimité : d’un côté, la logique imposée de l’extraction coloniale ; de l’autre, l’autorité persistante issue des lignages ancestraux et des obligations communautaires. Son rôle était à la fois administratif et cosmologique, ancré dans des géographies sacrées (apus et wakas), des relations de réciprocité et la fonction médiatrice des ancêtres. Nombre de curacas surent mobiliser cette double position pour négocier, contourner ou résister aux impositions coloniales – certains s’alliant aux intérêts espagnols, d’autres devenant figures centrales des insurrections. Cette dualité – intermédiaires de l’Empire et catalyseurs potentiels de la mobilisation anti-impériale – rappelle le dilemme des mültezim, qui évoluaient eux aussi dans une zone grise entre autorité officielle et pouvoir enraciné localement.

Cette dynamique se révélait avec acuité dans les régions liminaires, associant inaccessibilité matérielle et forte résonance symbolique. En Grèce ottomane, le système de l’iltizām coïncidait avec l’autonomie relative de beys locaux et de kotsampasides (références), produisant une souveraineté fragmentée dans laquelle des élites militarisées et culturellement ancrées dominaient de vastes populations rurales. C’est au sein de ces souverainetés disjointes que surgissent les klephtes – combattants irréguliers célébrés dans la tradition populaire comme protecteurs de la foi orthodoxe et du philotimo, l’honneur de la nation grecque (Koliopoulos, 1987 ; Kassis, 1995). De manière analogue, dans les Andes, l’autorité des curacas pouvait osciller entre fidélité administrative et leadership messianique, notamment lorsque les cosmologies du retour étaient activées pour légitimer rébellion et justice divine (Flores Galindo, 1986). Dans les deux cas, lorsque la légitimité impériale s’effritait, les intermédiaires fiscaux pouvaient mobiliser leurs réseaux souterrains et transformer la protestation collective en action insurrectionnelle.

Ces figures parallèles révèlent, en fin de compte, la dépendance des empires modernes précoces à des formes de gouvernance décentralisées et socialement enracinées, notamment dans les zones frontières où le contrôle direct était impraticable et où le banditisme constituait une menace constante (Hobsbawm, 1969). La comparaison entre curacas et mültezim met en lumière à la fois des similitudes structurelles dans les modalités d’administration impériale et des potentialités de subversion venues de l’intérieur même de ces dispositifs. Tous deux évoluaient dans un espace politique liminaire, où la légitimité était contingente, l’autorité négociée, et la rébellion latente. Ces médiateurs rappellent que le pouvoir impérial n’est jamais monolithique, mais tissé d’un patchwork de souverainetés négociées, vulnérables aux fissures dès lors que les intermédiaires cessent de servir l’empire et commencent à le défier.

Dans les deux contextes, la montagne ne se résumait pas à un simple refuge stratégique : elle incarnait une véritable géographie symbolique de l’autonomie, où le contrôle impérial s’estompait et où des formes alternatives de souveraineté pouvaient être imaginées et mises en acte. Ces espaces facilitèrent la résistance tactique et la préservation d’identités collectives enracinées dans des récits distincts, laissant une empreinte durable sur la mémoire collective, les cosmologies et les topographies. Chez les peuples andins, la montagne était indissociable des récits d’origine ancestrale, des obligations rituelles et des prophéties anticoloniales – telle l’attente messianique de l’Inkarrí, le roi-Inca. En Grèce, le relief montagneux évoquait la résistance orthodoxe, l’autogouvernance communautaire (koinotites, cf. référence), la mémoire du désastre byzantin et l’espérance d’une rédemption impériale. Ces périphéries montagneuses, dans les deux contextes impériaux, révèlent un paradoxe : elles sont à la fois des lieux d’exclusion et des foyers centraux de l’insurrection. Leur relatif éloignement de la surveillance impériale, combiné à leur vitalité culturelle, en fit des sites privilégiés pour l’émergence de subjectivités rebelles, rétives à l’assimilation, affirmant d’autres visions de l’ordre et de la justice, et consolidant leurs propres hiérarchies internes.

Dans les deux cas, des figures telles que les curacas et les mültezim occupaient une zone d’intersection entre autorité séculière et sacralité. Leur efficacité dépendait non seulement de leur capacité à collecter l’impôt, mais aussi de leur aptitude à incarner et à naviguer entre des cosmologies concurrentes et des attentes morales locales. Ces alliances rappellent que les empires, particulièrement dans leurs zones frontières, reposaient sur des formes hybrides de gouvernance, brouillant les frontières entre domaines politique, fiscal et religieux.

II. Chants de guerre, mémoire insurgée et construction nationale : vers une histoire connectée des oralités rebelles

Les rébellions ne disparaissent jamais sans laisser de traces : elles s’inscrivent dans la mémoire et ne passent jamais sans laisser d’empreintes perceptibles et durables, tant dans les récits que dans les paysages. À travers l’histoire, les rebelles ont subi des châtiments brutaux ‒ exécutions publiques, démembrements, effacement symbolique ‒ et pourtant, ils persistent, réémergent dans les traditions populaires comme martyrs et héros, symboles de dignité et de défi. Criminalisées par les ordres juridiques dominants, ces figures ont néanmoins été réhabilitées par plusieurs communautés, célébrées comme incarnations de la résistance à l’injustice. Eric Hobsbawm (1969) a exploré ce phénomène à travers le concept de banditisme social ‒ une forme de rébellion primitive enracinée dans les sociétés agraires ‒ en décrivant les bandits sociaux comme des individus que les autorités condamnent comme criminels mais que le peuple vénère comme champions, vengeurs et défenseurs d’un ordre juste. Ces figures émergeaient de contextes ruraux où l’oppression sociale et économique nourrissait la dissidence, opérant au sein de l’univers moral de la paysannerie, où leurs actes hors-la-loi étaient perçus comme des protestations légitimes. Leur alignement avec les valeurs communautaires leur assurait non seulement l’admiration, mais aussi la protection. Comme l’a encore observé Hobsbawm, les récits culturels ‒ ballades, légendes, et même films modernes ‒ ont élevé ces bandits au rang de héros populaires, perpétuant leur mémoire à travers les générations. Comme il l’a écrit :

Le propre des bandits sociaux, c’est qu’ils sont des hors-la-loi paysans que le seigneur et l’État considèrent comme des criminels, mais qui restent insérés dans la société paysanne, et sont vus par leur peuple comme des héros, des champions, des vengeurs, des combattants pour la justice, peut-être même des chefs de libération, et dans tous les cas comme des hommes à admirer, à aider et à soutenir. (Hobsbawm, 1969, p. 20)

Loin de disparaître après la défaite, leur mémoire est conservée dans les chants, les légendes et les géographies sacrées, composant un véritable archive populaire de l’insubordination. En ce sens, la rébellion ne s’exerce pas seulement dans le moment historique de l’insurrection, mais aussi dans la longue durée de la mémoire collective, où le paysage et la tradition orale témoignent des « luttes inachevées » ‒ des luttes dont les raisons passées sont constamment réactivées parce qu’elles résonnent encore dans le présent.
L’esprit de résistance demeure une force vivante et influente au sein des sociétés. Les rebelles ne souhaitent pas être oubliés, pas plus que les autorités qui les torturent et les exécutent ‒ quoique pour des raisons bien différentes. Parmi les nombreuses traces laissées par les rébellions et leurs protagonistes, les chants populaires jouent un rôle central dans la formation de la mémoire collective, des imaginaires héroïques et des formes atypiques de subjectivation politique. À maintes reprises, ces répertoires oraux ont fonctionné comme de véritables « archives de l’insurrection » (Kamola et Kalkivik, 2024), porteuses d’un récit historique alternatif qui conteste les versions conservées par les historiographies traditionnelles et les institutions dominantes (Trouillot, 1995). Les danses commémoratives, elles aussi, servent à évoquer la mémoire des révoltés et des rébellions. Comme le suggère Diana Taylor (2003), les répertoires incarnés ou corporels ‒ tels que la danse, le geste et la performance rituelle ‒ opèrent comme de puissants vecteurs de mémoire historique, en particulier dans les sociétés où les pratiques orales et corporelles agissent comme des archives de résistance. En ce sens, les danses insurgées transmettent des cosmologies politiques et des « savoirs ancestraux » à travers le mouvement chorégraphié et le rythme incarné. Ces formes d’expression populaire sont également de riches réservoirs discursifs pour la construction des identités, des altérités et des appartenances, transmettant les valeurs communautaires et les registres symboliques de la dissidence, de la rébellion et du combat dans l’expérience des sujets historiques.

Les chants klephtiques de Grèce, recueillis par Fauriel et publiés à Paris en 1824, célèbrent les exploits des combattants montagnards contre le pouvoir ottoman, exaltant des vertus telles que l’honneur, le courage et la loyauté au groupe, et inscrivant ces récits dans un paysage spécifique – les hautes terres de l’Épire, de la Thessalie et du Péloponnèse – qui deviennent, dans le répertoire populaire et la mémoire collective, de véritables odes à une géographie de la liberté (Fauriel, 1824 ; Hamilakis, 2007). Ces compositions glorifient les actes de bravoure et de violence politique, aux côtés des notions de sacrifice et de justice insurgée, constituant une authentique cosmologie montagnarde de la résistance. Les rebelles apparaissent enracinés dans les montagnes de l’Acarnanie, voire dans l’Olympe lui-même. La montagne devient la scène d’une existence insoumise et essentiellement rebelle. Dans cet imaginaire, le paysage montagneux est affirmé comme le territoire emblématique de l’autonomie, en opposition aux vallées contrôlées par les pachas et les élites collaborant avec l’autorité ottomane (référence).

La figure du klephte est exaltée dans des vers qui oscillent entre l’épopée et la lamentation, entre pédagogie héroïque et satire morale ; composant une mosaïque où l’oralité renforce les pratiques communautaires de transmission et de légitimation de la rébellion (Kassis, 1995 ; Liakos, 2008). Il n’est pas rare que ces chants relatent des morts héroïques et des enterrements solennels, conservant la mémoire de martyrs populaires comme Véli Guékas. D’autres racontent des ultimatums et des lettres envoyés par des groupes armés à des villages ou à des monastères – documents poético-narratifs qui révèlent des stratégies de pillage, de redistribution forcée et d’imposition d’une justice parallèle au droit impérial. Dans diverses compositions, la justice apparaît comme un principe autonome, supérieur aux lois des dominants, et le partage du butin, codé comme essentiellement grec, acquiert une légitimité éthique dans les cadres collectifs de réciprocité et d’honneur. Ces chants configurent une grammaire morale de la violence, soutenue par une éthique insurgée articulant résistance, justice, loyauté et souveraineté locale.

Au-delà de l’Europe, des parallèles tout aussi significatifs mettent en lumière le rôle des traditions orales insurgées dans la préservation et la transmission des mémoires collectives de résistance. Dans les Andes, les récits oraux et les chants liés à la rébellion de Túpac Amaru II, bien que moins institutionnalisés sous forme écrite que les chants populaires grecs, furent fondamentaux pour préserver la mémoire de l’insurrection au sein des communautés indigènes (Flores Galindo, 1986 ; Domínguez, 1992). Les études de Juan Carlos Estenssoro (2003) et Carmen María Domínguez (1992) montrent que, parmi les communautés de langue quechua de Canas, Chumbivilcas et Acomayo, les récits des actes de Túpac Amaru et Micaela Bastidas persistent dans les chants rituels, les lamentations et les fragments poétiques transmis oralement de génération en génération. Dans son ouvrage classique Buscando un Inca : identidad y utopía en los Andes, Alberto Flores Galindo analyse comment les mythes politiques entourant Túpac Amaru – souvent liés à la tradition messianique d’Inkarrí – demeurèrent vivants dans la culture orale comme promesse eschatologique de retour et de rédemption.

Dans des contextes festifs et cérémoniels également, on observe des réinterprétations performatives de la rébellion de Túpac Amaru II, dans lesquelles musique et tradition orale jouent un rôle central dans la préservation de la mémoire de la lutte collective. Ces expressions sont particulièrement évidentes dans les régions andines du sud du Pérou, où les rituels communautaires intègrent des lamentations chantées, des récitations narratives et des fragments poétiques en quechua qui commémorent la souffrance et l’héroïsme de Túpac Amaru II et de Micaela Bastidas. Des folkloristes et anthropologues tels que José María Arguedas et Rodrigo Montoya ont documenté, dès le milieu du XXe siècle, une richesse de matériaux oraux évoquant les thèmes du martyre, du sacrifice et de la résistance, incluant décimas, chants cérémoniels et chants collectifs exécutés lors de rassemblements rituels et de fêtes locales (Arguedas, 1965 ; Montoya, 1987).

Bien que ce matériau n’ait jamais été systématisé sous la forme d’un cancionero formel, comme ce fut le cas des chants populaires de Fauriel, il fonctionne néanmoins de manière analogue : en tant qu’archive vivante de la mémoire insurgée, profondément enracinée dans la culture orale des communautés andines (Flores Galindo, 1986 ; Estenssoro, 2003). Ces formes orales servent également de vecteurs de pédagogie politique et de continuité spirituelle, réaffirmant des notions de justice et de dignité collective qui transcendent la défaite historique de la rébellion. L’association des figures rebelles à la géographie sacrée – telles que les wakas et apus (que l’on définira brièvement en note) – souligne une vision cosmologique dans laquelle les actes de rébellion contre la domination ne sont pas seulement politiques, mais aussi rédempteurs et sacrés (Pease, 1977 ; Hidalgo, 1982). La mémoire de la rébellion se perpétue donc non seulement à travers les textes historiques ou les réappropriations nationalistes, mais également par des pratiques culturelles incarnées qui relient passé et présent. Ces chants et rituels offrent un contre-récit à l’historiographie « officielle », conservant une vision de l’intervention indigène, du sacrifice et de la souveraineté qui continue de résonner dans les mouvements contemporains de décolonisation et de revendication des droits culturels (Thomson, 2002 ; Albó, 1991).

Des exemples comparables émergent dans l’ensemble du monde atlantique colonial : dans les quilombos brésiliens, les chants de travail et de guerre transmettaient des codes de résistance et les expériences partagées de fuite et de ré-existence, préservant des structures collectives de sens au milieu de la persécution et du déplacement forcé (Karasch, 2000). Des échos de ces chants guerriers africains résonnent encore dans les liturgies de l’Umbanda et du Candomblé, où les rythmes et les invocations incarnent des mémoires ancestrales de lutte, de survie et de continuité spirituelle. Ces performances préservent non seulement des lignées spirituelles, mais aussi les expériences vécues de résistance coloniale, de survie diasporique et de la présence remémorée des dieux, ancêtres et hiérarchies sociales africains (Capone, 2010). Aux États-Unis, les spirituals afro-américains, tels que Go Down, Moses, articulaient une résistance symbolique à l’esclavage à travers un langage biblique, fonctionnant comme une forme de communication codée autour de la lutte et de l’autonomie (Raboteau, 1978).

Dans tous ces cas, les chants insurgés ne se présentent pas simplement comme des expressions culturelles, mais comme des formes politiques d’inscription de la lutte dans la langue, le paysage, la mémoire et le corps collectif – composant une grammaire sonore de la résistance qui traverse les empires, les siècles et les géographies. Cette tradition poétique orale résistante, populaire et montagnarde trouve des résonances notables dans l’Amérique hispanique coloniale, en particulier dans les hauts plateaux andins. De nombreux récits et mémoires de la rébellion de Túpac Amaru II renvoient à une conception tout aussi cosmologique de la montagne comme espace de connexion entre l’humain et le sacré, entre l’ancestral et le politique – façonnant les comportements sociaux, affirmant des hiérarchies locales et ordonnant le monde indigène de manière à ce qu’un roi inca puisse racheter les insurgés. Le retour de Túpac Amaru – le « serpent suprême » qui, en tant que reptile, reliait l’ukhu pacha (le monde souterrain) au kay pacha (le « monde d’ici ») – annonçait le pachakuti (le cataclysme qui détruit et renouvelle à la fois), restaurant l’ordre face au chaos ambiant (Pease, 1977 ; Hidalgo Lehuedé, 1982). Situer les rébellions dans cet environnement culturel est fondamental pour les comprendre comme interconnectées et en dialogue avec des éléments structurels de longue durée, permettant de suivre leur influence jusqu’au XXe et XXIe siècles, dans la période que Xavier Albó appela « le retour de l’Indien » (Albó, 1991). La persistance des idées messianiques associées au serpent (amaru en quechua, katari en aymara) dans des épisodes qui radicalisent la notion de messianisme politique et religieux devient visible dans le contexte culturel andin des années 1770, comme l’ont montré les travaux de Jorge Hidalgo Lehuedé, Sinclair Thomson et Franklin Pease. Aux XXe et XXIe siècles, dans les reconstructions de la figure indigène et dans la reconnaissance – par l’histoire publique – du rôle central des indigènes dans les histoires nationales, de nombreuses idées anciennes sont réactivées et de nouvelles représentations de l’« Indien » sont à nouveau élaborées dans une variété de récits politiques.

Alors que, dans le cas grec, les klephtes furent très tôt célébrés comme des héros nationaux, dans les Andes, les leaders rebelles indigènes furent capturés, torturés et exécutés sur les places publiques, et leurs figures effacées des projets républicains de construction de la mémoire nationale. Notre analyse s’ouvre ainsi à une contextualisation comparative entre les processus d’indépendance en Grèce et dans les vice-royautés espagnoles, notamment au Pérou et en Bolivie, mettant en dialogue deux mondes insurgés dont les pratiques, les actions et les expressions révèlent des logiques de résistance, ainsi que des destins contrastés dans l’historiographie et la mémoire nationale postcoloniale.

La publication des Chants populaires de la Grèce moderne à Paris eut lieu en pleine Révolution grecque, commencée en 1821. Il s’agissait d’un moment décisif d’articulation symbolique entre la lutte armée et la construction de l’identité nationale. L’ouvrage de Fauriel s’inscrit directement dans l’esprit romantique et dans l’intérêt européen croissant pour « l’âme des peuples », intérêt qui influença également les études philologiques. En recueillant et en systématisant un corpus de chants populaires (rassemblés dans le dimotiká, « grec du peuple ») qui exaltaient les faits d’armes des klephtes, Fauriel affirmait que ces derniers étaient les véritables héros grecs, jusque-là considérés par les autorités ottomanes comme de simples bandits. Publiés dans le feu des guerres d’émancipation, ces chants participèrent activement à la canonisation des klephtes comme héros fondateurs de la nation grecque moderne, associés à l’honneur, à la liberté, au sacrifice et à la défense de la foi orthodoxe. Dans ce contexte, le chant populaire devient un véhicule central de l’épopée nationale, légitimant l’insurrection armée comme un acte de rédemption historique et spirituelle.

À l’inverse, les rebelles andins – notamment ceux liés au soulèvement de Túpac Amaru II (1780–1781) – suivirent une trajectoire radicalement différente. Bien que tout aussi immergés dans une riche tradition orale liée à la mémoire collective et à des cosmologies indissociables de la montagne, les insurgés indigènes et métis furent systématiquement réduits au silence ou marginalisés par les récits républicains qui se consolidèrent après l’indépendance du Pérou (1821–1824) et de la Bolivie (1825). La figure de Túpac Amaru II, descendant de lignée inca et martyr d’une insurrection qui mobilisa de larges secteurs de la société coloniale, fut progressivement dépouillée de sa teneur politique et cosmologique. L’absence d’une œuvre comparable à celle de Fauriel dans l’espace andin ne résulte pas d’un manque de sources, mais d’un processus actif d’exclusion et d’effacement, largement motivé par des stratégies de racialisation et d’élitisation du projet républicain.

La publication de la Relación histórica de los sucesos de la rebelión de José Gabriel Túpac-Amaru (1836) par Pedro De Angelis se situe à un moment particulièrement révélateur du processus de construction nationale dans l’Amérique hispanique. De Angelis, intellectuel napolitain engagé par Bernardino Rivadavia pour contribuer à la formation d’une culture historique argentine, fut l’un des premiers à organiser et publier des documents relatifs à la rébellion de Túpac Amaru II. Son travail, achevé à peine cinquante-cinq ans après le démembrement du chef rebelle à Cuzco, donna une forme historique à un récit encore récent, déjà profondément marqué par les impératifs idéologiques des jeunes républiques. Bien que De Angelis reconnaisse l’ampleur du soulèvement de 1780 et le leadership de Túpac Amaru face aux abus des corregidores, la manière dont il présente les événements révèle un biais racial et politique caractéristique du nationalisme criollo en formation. Le rebelle indigène y apparaît comme une figure excessive et impulsive, vouée à l’échec, en contraste frappant avec la rationalité et la modération attribuées aux próceres de l’indépendance. En réduisant la rébellion à un événement mal dirigé par un « caudillo hautain et irascible », De Angelis contribue à la construction d’une mémoire sélective qui glorifie les héros criollos tout en réduisant au silence, en déformant et en subordonnant les protagonistes indigènes de ce qui pourrait être considéré comme une lutte anticoloniale.

Ce vide historiographique n’est pas fortuit. Il répond à une conjoncture marquée par l’institutionnalisation des nouvelles républiques et par la nécessité de consolider un panthéon national apte à unifier des identités fragmentées, dispersées et encore en formation. En Argentine comme au Pérou et en Bolivie, l’émergence de l’État-nation coïncide avec la marginalisation systématique des peuples indigènes et de leurs projets politiques. Ce que l’on observe, c’est donc un processus simultané de canonisation et d’effacement : alors que les klephtes grecs sont transformés en emblèmes du nationalisme hellénique et d’une continuité héroïque entre le passé byzantin et le présent indépendant, les insurgés andins sont relégués à une mémoire souterraine, récupérée uniquement par des historiographies critiques et par les mouvements indigènes contemporains.

Cette différence s’explique par des facteurs politiques et institutionnels, et surtout par des dynamiques de racialisation. Le « rebelle indigène », même lorsqu’il est présenté comme une figure héroïque, porte une altérité qui défie les cadres symboliques de l’État-nation criollo, lequel s’imaginait blanc (ou, au mieux, criollo), civilisé et moderne. Entre les années 1770 et 1830, une économie politique complexe de la liberté émerge dans les Andes, marquée par d’intenses négociations juridiques, la circulation d’idées réformistes et la persistance de cosmologies indigènes qui soutiennent la légitimité de projets politiques autonomes. Ces éléments, bien que reconnus par certains intellectuels du XIXᵉ siècle – y compris De Angelis lui-même – furent largement neutralisés ou instrumentalisés par une narration historique qui privilégiait la tutelle à l’autonomie.

La comparaison est, de ce fait, révélatrice : tandis que les klephtes furent élevés au rang d’archétypes de la liberté nationale, les rebelles andins furent relégués aux marges de l’histoire, leur mémoire confinée à des traditions orales locales et reconstruite dans la résistance des mouvements indigènes. Cette division résulte de régimes différenciés de racialisation, dans lesquels le christianisme orthodoxe des insurgés grecs put facilement se transformer en capital symbolique pour l’État-nation émergent, tandis que l’indigénéité andine fut perçue aussi comme un obstacle « phénotypique » à la modernité républicaine. Ce contraste met en lumière les destins divergents de l’insurrection populaire, soulignant la centralité de la culture orale comme archive des politiques subalternes.

Conclusion

Comme l’observe Michel-Rolph Trouillot (1995), la production de silences dans l’écriture de l’histoire fait partie intégrante des stratégies de domination symbolique. À cet égard, l’absence des rebelles indigènes dans les discours fondateurs des nouvelles républiques sud-américaines n’est pas un simple oubli, mais une opération politique visant à exclure des formes de résistance incompatibles avec la logique libérale et racialisée de la modernité républicaine.

En Grèce, la canonisation des klephtes comme « héros de la liberté » fut inscrite dès le départ dans la grammaire nationaliste. Les ballades klephtiques furent intégrées à la construction d’un ethos orthodoxe chrétien de la résistance et à une continuité byzantine, consolidant ainsi un modèle de héroïsme populaire. Comme le souligne Maria Todorova (1997), cette opération symbolique fut centrale dans la construction d’un pont entre le passé prémoderne et la nation moderne. Dans le cas andin, cependant, le protagonisme indigène fut perçu comme une menace pour le projet criollo d’une république métisse mais européanisée, ce qui explique l’effacement systématique des rébellions indigènes dans la mémoire officielle des mouvements d’indépendance (Hunefeldt et Belmonte, 2021). Cette asymétrie de reconnaissance est éloquente. Les leaders indigènes furent relégués au rang de « fantômes encombrants » rappelant l’ordre colonial. Ces rebelles devaient être oubliés – activement réduits au silence – pour que les nouvelles républiques puissent s’ériger. Leur mémoire était trop subversive, trop troublante, et devait être effacée pour que le projet criollo libéral de nation puisse avancer. Comme l’a montré Michel-Rolph Trouillot (1995), ces silences ne sont pas accidentels, mais bien au cœur de la production des récits historiques sous domination. La grande rébellion des Andes, celle menée par Túpac Amaru et Micaela Bastidas, ne fut re-signifiée comme précurseur de l’indépendance qu’au sein de l’historiographie nationaliste de l’après-guerre (années 1940 et 1950), et encore, leurs traits indigènes y furent souvent dilués au profit d’une version universalisée et « métisse » de la liberté.

Les appropriations politiques divergentes des klephtes en Grèce et de Túpac Katari en Bolivie, ainsi que de Túpac Amaru au Pérou, révèlent comment les passés insurgés peuvent être mobilisés au service d’agendas contemporains distincts. Dans le contexte grec, les discours de droite et nationalistes ont exalté les klephtes comme défenseurs de l’hellénisme chrétien et symboles d’une pureté ethnique face à la domination ottomane. Cette représentation romantisée efface la complexité historique des klephtes, niant leur rôle ambivalent à la frontière fragmentée de l’empire, où ils furent tantôt insurgés, tantôt collaborateurs (Koliopoulos, 1987 ; Hamilakis, 2007). Réappropriés comme héros martiaux de la « race grecque », ils sont dépouillés de leur hétérogénéité sociale et des logiques locales de justice qui fondaient leur action.

En revanche, dans la Bolivie du XXIᵉ siècle, la gauche ‒ notamment sous la direction d’Evo Morales ‒ a réinvesti la mémoire de Túpac Katari et le mythe de l’Inkarrí comme fondements d’un projet de souveraineté indigène et de construction d’un État plurinational. Cet horizon rédempteur s’est matérialisé non seulement dans la rhétorique politique, mais aussi dans des réformes juridiques et institutionnelles concrètes. Ce n’est pas un hasard si, en 2016, le ministère bolivien du Travail a republié El retorno del Inca Rey de Mercedes López-Baralt, avec une préface qui identifie Evo Morales à une figure contemporaine de l’Inkarrí. On y lit : « Ces dernières années, en parcourant la géographie de la nation, on perçoit que le peuple communautaire a commencé à reconnaître en Evo Morales l’Inkarrí… Il est devenu le leader incontesté, reconstituant le Kollasuyo et luttant pour la souveraineté et la dignité nationales comme personne auparavant » (López-Baralt, 2016). Cette élévation symbolique de Morales en figure rédemptrice inscrit la mémoire de Katari dans une cosmologie politique vivante, ancrée dans la lutte anticoloniale, la dignité territoriale et la résurgence indigène.

Alors que les discours nationalistes grecs instrumentalisent la mémoire klephtique pour renforcer une vision homogène de l’identité nationale, les récits décoloniaux boliviens invoquent l’héritage de Katari pour projeter un « avenir pluriel et souverain ». Pourtant, dans les deux cas, les figures insurgées sont sélectionnées, reconfigurées et adaptées aux besoins idéologiques du présent. L’hybridité des klephtes à l’époque ottomane est occultée par leur canonisation nationaliste, tout comme les dimensions monarchiques et religieuses de Katari sont parfois aplanies dans certaines relectures socialistes.

Ces appropriations concurrentes illustrent ce que Michel-Rolph Trouillot (1995) a si lucidement théorisé : l’histoire porte moins sur ce qui s’est passé que sur qui a le droit de la raconter, et comment.

En éclairant ces dynamiques comparées, nous soulignons l’importance de penser les processus de construction nationale non seulement en termes de rupture, mais aussi de continuités, d’exclusions et de régimes d’occultation. En ce sens, penser les Andes et les Balkans ensemble revient à proposer une histoire connectée des périphéries impériales, de leurs soulèvements et de leurs oublis.

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