Dans les brèches de l’histoire: rébellion, effacement et futurs ancestraux entre les Andes et la Grèce
Cet essai propose une lecture critique du poème « À la manière de G. S. » de Giorgos Seferis, en l’articulant à une réflexion sur la mémoire, l’historiographie et les archives insurgentes, à partir d’une perspective connectée entre l’expérience grecque et les rébellions indigènes andines. Le vers inaugural, «Où que je voyage, la Grèce me blesse», condense la tension entre mémoire, ruine et marchandisation du passé, en mettant en relief le videment symbolique des paysages et des panoramas archéologiques et historiques. À partir de cette clé de lecture, le texte explore le concept d’« indigène » comme sujet endogène, lié cosmologiquement à la terre et à la mémoire, mais aussi comme cible privilégiée des violences impériales. Un parallèle est établi entre la Grèce et l’Amérique Latine, deux mondes marqués par des processus de folklorisation, d’effacement et de muséification de leurs héritages faits d’insurgences. L’analyse réactive la dimension contrefactuelle d’événements survenus dans les deux marges impériales et suggère que ces questionnements demeurent comme des blessures ouvertes et des futurs non réalisés. À partir du dialogue entre poésie et histoire, entre ruine et résistance, il s’agit de réinscrire les vaincus comme protagonistes historiques, en cultivant des brèches pour imaginer d’autres formes d’existence politique et sociale.
Alexandre Belmonte
6/16/202533 min ler
Dans les brèches de l’histoire : rébellion, effacement
et futurs ancestraux entre les Andes et la Grèce
Alexandre Belmonte[1]
Où que je voyage, la Grèce me blesse.
Όπου και να ταξιδέψω η Ελλάδα με πληγώνει.
Giorgos Seferis
1.
Dans l’ouverture de l’un de ses poèmes les plus poignants, l’écrivain grec et prix Nobel Giorgos Seferis (1900-1971) condense la tension entre identité nationale et mélancolie historique, une tension qui traverse toute son œuvre à travers des passages puissants et des interrogations perplexes. La Grèce qui blesse le poète n’est pas celle du passé héroïque, mais son spectre : une Grèce de promesses ajournées et de prophéties non accomplies. C’est la Grèce de la ruine persistante, transformée en marchandise d’exportation, en destination touristique idéalisée et en territoire de mythes fossilisés. Sur ses plages et dans ses montagnes résonnent de longues attentes et des espérances déçues.
Un siècle après l’indépendance, l’éloge épique ne tient plus. Giorgos Seferis lui-même incarne ce désenchantement : né à Smyrne en 1900, il vécut enfant la catastrophe de 1922, lorsque la ville fut incendiée et ses populations grecques massacrées par les troupes turques. Réfugié avec sa famille, il découvrit une Grèce qui, loin d’être souveraine et accomplie, apparaissait encore colonisée de multiples manières ‒ politiquement dépendante, économiquement fragile, symboliquement prisonnière d’un passé héroïsé. De cette expérience fondatrice naît une conscience poétique blessée, marquée à la fois par l’exil et par la déception face aux limites de l’État-nation grec. Il ne reste alors au poète que la plainte lyrique, l’élégie traversée de symboles, de désenchantement et d’inquiétude.
Comme un itinéraire fragmenté, le poème s’épaissit en évoquant un kaléidoscope de lieux, de sons, de situations et de symboles, parcourant montagnes, îles, villes et ports, et révélant l’abîme entre un passé monumental et un présent vidé de sens et de liens. La topographie mythique de la Grèce – Salamine, Athènes, Le Pirée, Omonia, Syntagma – n’est pas ici un territoire vivant et historicisé, mais une surface flottante et disloquée, décor de déplacements banals et de relations superficielles. Cette Grèce spectrale qui hante Seferis n’est pas seulement la nation moderne en crise, mais un palimpseste de strates civilisationnelles en ruine, où la continuité historique est moins un fil qui relie qu’une plaie qui saigne. En nommant des lieux anciens, des ports, des îles, des sanctuaires, le poète ne célèbre pas un héritage, mais révèle la distance entre le nom et le vécu, entre la mémoire et le présent. Le langage, qui autrefois portait des significations partagées, devient vecteur d’exil : non plus appartenance, mais dissonance. Dans ce processus, la patrie cesse d’être un sol sûr et se convertit en absence habitée, en territoire de perte. La blessure ouverte par la modernité ne réside pas dans le passé révolu, mais dans le présent qui insiste à le dissimuler sous les ruines esthétisées de l’Antiquité. Contre cette esthétisation mélancolique, Seferis invoque une poésie de fractures, faite de silences, de failles et de disjonctions : une archéologie de l’intime où le sujet et l’histoire ne coïncident plus. La voix poétique de Seferis enregistre, avec une ironie contenue :
Que veulent donc tous ceux qui disent
qu’ils sont à Athènes ou au Pirée ?
L’un vient de Salamine et demande à l’autre s’il « vient d’Omonia ».
« Non, je viens de Syntagma », répond-il, satisfait :
« J’ai rencontré Yannis et il m’a offert une glace. »
Pendant ce temps, la Grèce voyage.
Nous ne savons rien, nous ne savons rien –
nous ignorons que nous sommes tous débarqués ;
nous ignorons l’amertume du port quand tous les navires partent ;
nous nous moquons de ceux qui la ressentent.
Monde étrange, celui qui dit être en Attique
et n’est nulle part ;
ils achètent des dragées pour se marier,
gagent des mèches de cheveux comme amulettes, se font photographier –
l’homme que j’ai vu aujourd’hui,
assis devant un décor de pigeons et de fleurs,
laissait la main du vieux photographe lisser ses rides,
ces marques laissées sur son visage
par tous les oiseaux du ciel.
La Grèce qui se manifeste ici est fantomatique : un espace qui se veut situé, mais qui « n’est nulle part » ; une entité qui voyage encore, mais qui a déjà débarqué sans le savoir. La banalité des gestes quotidiens – manger une glace, acheter des sucreries, prendre des photographies – apparaît comme symptôme de l’aliénation profonde entre les lieux et les noms chargés d’histoire, narrés en vers et en prose, chantés par les rhapsodes et connus aux quatre coins du monde, et la réalité de la Grèce de l’entre-deux-guerres. C’est dans ce vide de sens que le poème révèle la perte de l’épaisseur historique de l’expérience, la dépolitisation du paysage et le désenchantement face à un monde qui ne reconnaît plus ses propres fantômes. Sur cette surface mise en scène, où tous « disent être en Attique » mais « ne sont nulle part », la rébellion semble étouffée sous la couche d’un quotidien sans profondeur. Contre la banalisation de l’histoire et la touristification de la ruine, la poésie de Séféris s’élève comme rébellion et résistance, un appel à l’inconfort, à la reconnaissance de l’absence, au malaise de celui qui se souvient encore que, jadis, ici, il y eut tragédie, exil et lutte.
Le quotidien vidé de sens projette les personnages du poème comme des somnambules dans une nuit longue et sans fin, se déplaçant par instinct onirique, inconscients de leur propre condition. Tout d’un coup, la Grèce entière devient la caverne de Platon. L’image des navires au crépuscule au Pirée instaure une atmosphère suspendue, faite de stagnation mélancolique et d’absence d’horizon :
Les navires sifflent maintenant, au crépuscule, au Pirée ;
ils sifflent sans cesse, sifflent –
mais aucun docker ne bouge,
aucune chaîne ne luit, mouillée
sous la dernière lumière qui s’éteint ;
le capitaine demeure pétrifié, en blanc et en or.
Où que je voyage, la Grèce me blesse :
rideaux de montagnes, archipels, granits nus…
Le navire qui navigue s’appelle AGONIA 937.
Le navire porte le nom d’une douleur numérotée, bureaucratique et inéluctable, une métaphore saisissante de la condition grecque, celle d’un peuple en déplacement perpétuel, sans cap défini, sans promesse de retour ni de rédemption. La traversée n’est pas un choix, mais un destin. Il n’existe aucune conscience historique chez ceux qui se déplacent dans le poème : ils vivent parmi des ruines et des simulacres, accomplissant des gestes automatiques, conversant de choses triviales, offrant une glace, tandis que la vraie Grèce, personnifiée, continue de « voyager » (η Ελλάδα ταξιδεύει), entité errante et inquiète, toute entière blessure ouverte. « Τη καρδιά μου ταξιδεύεις σ’άλλοι γη » – tu transportes mon cœur vers d’autres terres, dit un vers d’une chanson populaire grecque. L’étymologie du mot ταξιδεύω (taxidévo) renforce cette tension : voyager, c’est à la fois transporter et être transporté. Dans le poème, un décalage tragique s’installe entre ce que la Grèce porte en elle et le lieu vers lequel elle est menée. Il ne s’agit pas d’un élan vers l’avenir, mais d’un retour dans une cage de récits figés, où des mythes fossilisés prennent la place de significations vécues.
Le poème, en enregistrant cette traversée dépourvue d’horizon, annonce non seulement la perte d’un territoire physique, mais aussi la rupture avec l’épaisseur ontologique de l’appartenance. En nommant des lieux autrefois chargés de mémoire collective et de sens politique, mais désormais réduits à de simples points de passage banalisés, Seferis dévoile une crise plus profonde : celle de la déterritorialisation symbolique, de la substitution de l’expérience vécue par une géographie de simulacres. Les noms persistent, mais les liens se sont dissipés ; la terre demeure, mais les significations qui l’animaient ont été corrodées par des couches de superficialité mise en scène. Cette Grèce vidée, traversée par des personnages qui ignorent « l’amertume du port » et se moquent de la douleur du départ, se configure comme l’allégorie d’un monde qui ne sait plus où il marche, qui ne reconnaît plus ses morts – gisant pourtant sous ses propres pas – et qui « consomme le passé » comme il consomme d’autres marchandises. Dans cet itinéraire interrompu résonne l’écho d’autres paysages marqués par des guerres et des rébellions, des exils historiques et des effacements systématiques. Le spectre de Smyrne rôde toujours, aux aguets. C’est à ce point précis que l’errance des Grecs commence à résonner, de façon troublante, avec d’autres formes de déracinement forcé et de silence symbolique, parmi lesquelles se distingue la condition de l’indigène américain.
Dans cette Grèce en transit, suspendue entre mémoire et oubli, résonne la condition historique de l’indigène : plus précisément, celle de l’indigène en tant que sujet endogène. Nous jouons ici d’un déplacement étymologique, purement symbolique, du terme “indigène”, non à partir de sa racine latine (indus + gignere, “né dedans”), mais par le biais du mot grec endogène (ἔνδον, “à l’intérieur” + γένος, “lignée”, “origine”)[2]. Il ne s’agit pas d’une équivalence philologique, mais d’une provocation épistémique : penser l’indigène comme celui qui s’inscrit à l’intérieur d’un territoire relationnel et persistant, sujet dont l’existence est ancrée dans des cosmologies de réciprocité, d’appartenance et de continuité par rapport à cette persistance qui le relie à la terre. Il s’agit de celui qui habite le temps profond du paysage où il naît, en maintenant des liens avec les vivants et les morts, avec les cycles de son monde et avec les rythmes cosmologiques qui entrelacent vie, ancestralité et lieu d’origine. Précisément pour cette raison, le sujet endogène devient souvent la cible privilégiée des violences impériales, qui ont transformé la terre en ressource, le paysage en marché, le corps en chiffre. L’expropriation commence par le territoire, mais elle avance sur la mémoire, la langue, les récits et les sens de l’existence. Contre cela, s’insurgent des archives vivantes ‒ comme les ruines évoquées dans le poème de Seferis, et le poème lui-même ‒ où l’appartenance historique résiste encore comme clameur, où le passé n’est pas mort, mais en veille.
Être endogène, dans cet horizon conceptuel, c’est affirmer une appartenance insurgente et irréductible ‒ antérieure, postérieure et aussi immanente au domaine impérial ‒, l’enveloppant de telle manière qu’elle se transforme en son obstacle le plus tenace. Il s’agit d’une inscription dans le monde non pas comme possession, mais comme lien : une relation enracinée qui résiste à la logique de l’extraction, de la déterritorialisation et de l’effacement symbolique. Contre la représentation de l’indigène comme figure fossilisée du passé, il est proposé ici de penser l’indigène comme sujet historique à part entière ‒ porteur de cosmologies vivantes, de pratiques politiques autonomes et de futurs encore ouverts. Être ou naître en Grèce, au Pérou ou en Bolivie n’implique pas, en soi, un lien avec les héritages indigènes respectifs, fréquemment relégués à la condition de marque touristique, de signe exotique ou de formule folklorisée. L’autonomie indigène se trouve toujours sous la stricte surveillance de structures plus puissantes, tant sous la forme de récits culturellement consacrés que sous celle de dispositifs institutionnalisés de contrôle physique et de hiérarchisation sociale. L’impatience et l’irritation de Seferis face à la banalité d’un quotidien (fait de personnes inconscientes de l’historicité même qui rend ce quotidien possible) s’entrelacent, dans cette perspective, à la critique indigène de l’appropriation (par le marché, par les partis politiques, etc.) de symboles ancestraux, vidés de leurs cosmologies et de leurs significations originelles. Le symbole le plus fort de ce paradoxe réside dans le fait que l’indigène n’est pas propriétaire de la terre, mais qu’au contraire, « c’est la terre qui le possède » ‒ inscription éminemment poétique dans un monde régi par les marchés et les investissements.
De même que Seferis affirme que les Grecs modernes sont tous « débarqués » (είμαστε ξέμπαρκοι όλοι εμείς), privés de l’ancre symbolique qui les reliait à une continuité civilisationnelle, les indigènes ont eux aussi été progressivement déracinés de leurs propres cosmologies. Ni la modernité ne les a pleinement absorbés, ni leurs traditions n’ont été autorisées à s’épanouir comme horizon politique ; au contraire, elles ont été réélaborées, domestiquées et folklorisées au gré « des élites ». De ce processus a résulté un régime dans lequel les vestiges du passé coexistent avec un présent qui, non seulement ne les comprend pas, mais les instrumentalise comme mythes politiques. D’idéologie en idéologie, les épistémès et les ontologies se trouvent déformées, et l’on produit autant de représentations de l’indigène qu’il est nécessaire pour soutenir différents projets politiques et idéologiques. L’indigène n’est alors plus seulement l’aborigène latino-américain ; il est aussi son antipode dans les Balkans et dans la Grèce insulaire.
Cette dissociation symbolique nous accompagne depuis la racine même de la géographie impériale que nous avons héritée. Des traités de Tordesillas et de Saragosse jusqu’aux encomiendas, aux mitas et aux cartographies fantastiques de l’Amérique « tropicale », l’espace continental a été ordonné selon une logique qui séparait le monde physique du monde social, la nature de la culture. Ce binarisme a effacé les cosmologies locales et naturalisé la violence épistémique de l’impérialisme. Le continent en est venu à être représenté par des stéréotypes : montagnes infranchissables, forêts impénétrables, civilisations sans histoire.
La géographie moderne, marquée par des frontières fixes et par une lecture occidentale du paysage, a supprimé les réseaux ancestraux de circulation, les systèmes agraires communautaires, les chemins sacrés et les modes indigènes d’orientation spatiale. (Provocation : tout ce paragraphe pourrait également s’appliquer à l’invasion ottomane dans le monde byzantin. Les Espagnols semblaient copier directement aux Ottomans leur manière de diviser et d’administrer les colonies.)
En Amérique indigène, comme dans la Grèce de Seferis, le paysage est aussi un archive. Chaque montagne porte des noms, des dieux la protègent, des histoires s’y sont déroulées ‒ si anciennes et non documentées qu’elles relèvent de ce que l’on considère comme mythologie ; chaque montagne ou plage est une brèche de temps où coexistent le passé idéalisé, la violence impériale et le présent marqué par l’expropriation symbolique et matérielle. Les pierres de Cuzco et du Machu Picchu, comme celles de Mycènes ou de Delphes, gardent des silences denses et défient une lecture linéaire de l’histoire. Le temps, ici, est spiralé et descendant, et ne se meut pas en ligne droite vers l’« avenir » ; il y a des plaies ouvertes, et non pas une chronologie bien résolue à célébrer. « À la manière de G. S. » peut alors être lu comme une convocation à l’écoute profonde des absences, des oublis, des effacements. Le poète ne s’adresse pas seulement à la Grèce : il interroge le langage de l’histoire et se méfie du récit épique, dévoilant ainsi les mécanismes de l’oubli. Si, dans l’imaginaire du monde des années 1930, la Grèce est tout un monument, le poème de Seferis le déconstruit, en expose les fissures, met à nu une nation encore à faire et refuse l’image touristique et domestiquée d’une patrie sans conflits, faite de mythes figés et de paysages paradisiaques intouchés. C’est au long du XXᵉ siècle que la Grèce se transforme en paradis pour millionnaires, tandis que les problèmes sociaux et la pauvreté s’aggravent, aliénant les communautés locales de leurs territoires d’origine.
La puissance du vers de Seferis ‒ « Où que je voyage, la Grèce me blesse » ‒ réside précisément dans la condensation lyrique d’une perception tragique de l’histoire : l’expérience d’habiter un monde où le passé est omniprésent et palpable, mais pas assez pour combler l’abîme entre ce qui a été et ce qui est, entre la mémoire et l’oubli, entre les vestiges et une conscience historique plus profonde. Car le passé n’est pas seulement ce qui est révolu, mais surtout la manière dont on a raconté ce qui est arrivé, et ce que l’on a occulté. Ce même type de perception déchirée de l’histoire est aussi andine, amazonienne, latino-américaine. C’est le trauma des marges impériales, des colonisés et de leurs cosmovisions ensevelies par la religion imposée, par les modèles de comportement social, par le travail forcé, par l’accumulation de biens, par la destruction des icônes de « l’endogène », qu’il s’agisse de l’indigène américain ou du Grec. Ce malaise s’exprime dans les chants sans écho, dans les danses ritualisées sur des places pleines de touristes, dans les monuments aux vainqueurs forgés et érigés par leurs vaincus. Il se remarque aussi dans les noms de rues et de monuments dédiés à des personnages indigènes, tandis que leurs descendants, toujours relégués aux marges, continuent d’être criminalisés pour défendre leurs terres ancestrales. Dans les îles et villages grecs livrés à la spéculation immobilière, leurs propres endogènes-indigènes résistent à la gentrification. Un rêve partagé par des Grecs de tout le pays c’est de faire du tourisme dans des centaines d’îles grecques. Mais le Grec ordinaire a été progressivement aliéné de ce paysage ‒ qui, au fil du temps, a évoqué le paradis terrestre, tout comme le Nouveau Monde au XVIe siècle. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, et surtout après l’adhésion de la Grèce à l’Union européenne, il est devenu de plus en plus difficile pour la majorité des Grecs de profiter du patrimoine naturel, historique, archéologique et symbolique d’un pays qui a pourtant influencé le monde de manière absolue et durable.
Tout comme l’indigène américain, aliéné de sa propre terre, les Grecs sont, pour reprendre les mots de Sérgio Buarque de Holanda, des exilés dans leur propre patrie. Revenir à Giorgos Seferis ‒ et avec lui penser à partir de l’Amérique latine ‒ n’est pas seulement un exercice d’analogie : c’est aussi une « solidarité épistémique ». Les deux mondes affrontent l’érosion de leurs cosmologies indigènes sous le poids de la marchandisation de la mémoire, de la transformation des récits en commodities, qui orientent aujourd’hui l’aménagement des villes, l’investissement dans certains secteurs et l’effacement d’histoires et de cosmologies « indésirables ». Les deux mondes savent qu’il y a trop de silence dans les montagnes, sur les plages, dans les fleuves et les ruines, qui, si on les écoutait, auraient encore beaucoup à dire.
Son poème rebelle s’approche d’autres rébellions qui résistent à la muséification. La Grèce blesse le poète, tout comme Túpac Amaru et Túpac Katari blessent aussi le Latino-Américain. Icônes épistémiques, objets idéaux de récits nationalistes et de nationalismes méthodologiques et archivistiques divers, la rébellion de l’indigène contre l’ordre impérial dénonce les limites du récit national latino-américain, avec sa double morale : en même temps qu’il évoque l’indigène comme origine symbolique, il l’exclut comme sujet historique, le cantonnant au territoire délimité, à la littérature engagée, aux préjugés quotidiens et sous les regards attentifs d’un panoptique qui empêche l’indigène d’avoir un véritable protagonisme politique. Les insurgences menées par ces personnages nous parviennent sous la forme de plaies ouvertes, car elles insistent à demander, du sein même de la ruine et des brèches de l’histoire : « Et s’ils avaient vaincu ? » Cette question n’est pas seulement une curiosité spéculative, mais une convocation éthique et politique : elle nous oblige à réimaginer l’histoire à partir de ses fractures, de ses détours avortés, de ses puissances non réalisées. Interpellés par ces ruines insurgentes, il n’est plus possible de rester dans le confort des cadres narratifs consacrés par la modernité, et nous sommes conduits à fouiller les couches de silence qui soutiennent les monuments de l’ordre, parmi lesquels le récit historique lui-même.
Túpac Amaru et Túpac Katari, comme les Grecs de Seferis, n’évoquent pas seulement le passé : ils nous parviennent sous la forme de plaies qui refusent de cicatriser, tandis que le monde qui les a produites continue d’opérer, sous d’autres formes, les mêmes mécanismes d’exclusion, de silence et d’effacement de ceux qui, pour de multiples raisons, doivent rester aux marges. Ce refus de cicatriser est ce qui donne à la thématique indigène son actualité radicale. À chaque geste de résistance, se réactivent des cosmologies politiques que l’histoire officielle a tenté d’enterrer sous le poids de la conciliation nationale et de la rhétorique développementaliste.
Dans les montagnes andines, comme dans les montagnes et archipels grecs, les archives ne se limitent pas aux documents : elles sont inscrites dans la terre, sculptées dans la pierre, dans les corps, dans les chants, dans les silences ritualisés. Le temps linéaire qui soutient le récit historique moderne, avec son progrès cumulatif et ses défaites résignées, est déstabilisé par cette autre temporalité, où le passé n’est pas mort, mais en état de veille, et où l’histoire n’est pas une ligne, mais une spirale faite de retours et d’éclats. C’est la rébellion indigène, dans sa densité cosmologique et politique, avec son enracinement endogène inéluctable, qui rompt le temps rectiligne de l’impérialisme et rouvre la possibilité de l’avenir.
La rébellion, en ce sens, n’est pas seulement un événement politique : c’est une catégorie analytique et existentielle qui permet de penser l’histoire depuis ses marges, ses montagnes, ses îles, ses sertões et ses souterrains. Penser avec Seferis et avec les insurgés andins, c’est penser depuis les interstices de la mémoire, où vibrent encore des voix que l’on a contraintes au silence. C’est retrouver, dans les ruines de la modernité, non pas les décombres d’un monde vaincu, mais les traces d’autres mondes possibles. Et les interroger, encore aujourd’hui, c’est une manière de refuser la victoire des vainqueurs. Cette écoute des brèches et des ruines nous invite à déplacer l’histoire de ses centres canoniques et de ses archives autorisées. Comme l’a proposé Michel-Rolph Trouillot, le pouvoir de faire taire fait partie intégrante de la production même de l’histoire : il ne s’agit pas seulement de ce qui s’est passé, mais de ce qui a pu être narré, légitimé et archivé. Les vaincus, bien souvent, n’ont pas seulement été défaits sur le champ de bataille, mais aussi dans les registres qui ont survécu. C’est pourquoi regarder la rébellion dans l’histoire exige également une critique de l’archive ‒ une quête de documents obliques, de vestiges interrompus, de voix transversales qui ont échappé au crible de la normalisation étatique, tout en étant exclues des annales de l’histoire. Penser avec de tels archives insurgentes, c’est rouvrir l’histoire à ses absences éloquentes et à ce qui insiste encore pour être dit, même depuis les marges. La poésie de Seferis s’inscrit dans cette brèche.
En ce sens, penser avec la poésie une histoire contrefactuelle ne doit pas être confondu avec une lecture sous l’angle de la fiction spéculative ni avec une forme de nostalgie anachronique. Le contrefactuel opère comme un outil critique, en dénaturalisant le réel par l’interrogation de ses chemins interrompus. Demander « et si les indigènes avaient vaincu les Espagnols dès le XVe siècle ? », ou « et si les Grecs avaient vaincu les Ottomans dès le XIVe siècle ? », c’est confronter les conditions de possibilité de la défaite et, ce faisant, mettre en lumière les mécanismes qui ont soutenu les victoires des empires. Il ne s’agit pas de construire des utopies inoffensives, mais de réinscrire dans le présent les virtualités avortées par les processus de domination, qui se sont étendues jusque dans l’activité historiographique.
La rébellion, lorsqu’elle est lue comme catégorie épistémologique – axe autour duquel il est possible de penser la société, son temps, ses connexions et ses contradictions – devient alors plus qu’un événement : elle est une manière de penser le monde à partir de ses fractures. Et c’est précisément dans ces fractures qu’opèrent les « cosmologies de l’insurgence ». Des cosmologies qui n’offrent pas seulement des clés de compréhension du monde, mais aussi d’autres façons de l’habiter, de relier le temps au territoire, de fonder des légitimités locales. Ces cosmologies ne rentrent pas dans les cadres qui définissent ce que sont le pouvoir et la souveraineté dans la modernité, ni dans les grammaires politiques du libéralisme ou du marxisme classique : elles fonctionnent selon d’autres logiques, d’autres rythmes, d’autres principes de vie et de justice.
C’est pourquoi écouter les voix d’insurgences, que ce soit dans les Andes, dans les Balkans, dans les îles de l’Égée ou dans les forêts amazoniennes, est plus qu’un acte herméneutique. C’est un exercice radical de réorientation épistémologique, une invitation à réenchanter et à repeupler l’histoire avec les mondes qu’elle a tenté d’expulser d’elle-même. C’est, en dernière instance, la possibilité d’imaginer que l’histoire peut encore être toute autre.
2.
Il est impossible de dissocier l’écriture de l’histoire de ses cadres idéologiques. Tout récit historique incorpore, simultanément, des conventions discursives, des codes culturels partagés et des inflexions conjoncturelles spécifiques, toujours traversés par des idéologies, des mythes politiques, des récits religieux et des représentations collectives d’un monde en constante transformation. Ce monde, bien qu’accéléré et technologiquement interconnecté, continue d’être façonné par des dynamiques profondément inégales de pouvoir, dans lesquelles l’héritage colonial et la persistance de structures impérialistes permettent encore à certains pays, groupes, institutions et individus d’exploiter et de subordonner d’autres. L’écriture de l’histoire, dans ce contexte, n’est ni neutre ni innocente : elle participe à la dispute symbolique pour la légitimité, l’appartenance et la mémoire de ses agents – et de ses patients. Écrire sur le passé, c’est aussi intervenir dans les significations du présent et dans les possibilités de l’avenir.
Túpac Amaru, Túpac Katari et les rebelles de Chayanta, La Plata, Potosí et Oruro n’échappent pas à la logique de production historique et de reproduction symbolique qui traverse l’écriture de l’histoire. En premier lieu, ils n’apparaissent pas simultanément dans l’historiographie, bien que leur historicité commence à être façonnée dès, au moins, les années 1830, lorsque Juan María Gutiérrez commande à l’historien napolitain Pedro de Angelis la publication d’un recueil documentaire sur la rébellion de Túpac Amaru, dans le cadre de la Colección de Obras y Documentos relativos a la Historia Antigua y Moderna de las Provincias del Río de la Plata, publiée à Buenos Aires en 1836. Dès ce moment se dessine le contour d’un conflit interprétatif qui persiste jusqu’à aujourd’hui : d’un côté, la valorisation documentaire de la rébellion, qui a nourri de véritables nationalismes archivistiques et méthodologiques ; de l’autre, les jugements moralisateurs qui imprégnaient les traités historiques, comme la qualification de Túpac Amaru en « un cacique indien irascible » (De Angelis, 1836). Cette expression, saturée de racisme et de paternalisme, écrite par un intellectuel européen au service de la construction d’un récit national sous le gouvernement rosiste, a servi à disqualifier les actes politiques du chef andin et à ignorer la vigueur de la grande rébellion qu’il a menée.
Depuis lors, l’historiographie revisite sans cesse le thème des rébellions indigènes andines, surtout à partir des années 1940, lorsque diverses appropriations (marxistes, indianistes, nationalistes et populistes) ont pris de l’ampleur dans différents contextes latino-américains. La confluence de ces lectures a transformé les anciens « caudillos indigènes » en héros fondateurs de certaines nations sud-américaines, comme en témoignent les travaux de Jorge Basadre, Alberto Flores Galindo, Pablo Macera, Néstor Taboada Terán et d’autres.
Cependant, malgré la revalorisation symbolique opérée par certains secteurs progressistes de l’intelligentsia, persiste – de manière souterraine ou explicite – l’ancienne idée de l’illégitimité de la rébellion et de la nécessité de tutelle, de surveillance ou de silence imposée à ses protagonistes. Ce résidu idéologique, que l’on retrouve dans les livres, les médias ou les parlements, est l’héritage direct de l’élitisme colonial, noble et esclavagiste, latifundiaire et capitaliste, sans cesse réactivé par des élites qui ont su se reconvertir dans les structures républicaines post-indépendance. Il existe un décalage manifeste entre les conclusions des chercheurs, qui reconnaissent le rôle central des indigènes dans leurs luttes pour l’autonomie, la liberté et le pouvoir, et la place réellement accordée aux indigènes dans les républiques américaines.
Il s’agit d’un héritage qui se propage également dans la culture populaire et l’imaginaire social à travers des stéréotypes persistants : l’indigène comme être paresseux, inapte au travail régulier, imperméable à la morale chrétienne, souvent ivre et enclin à la violence. Cet ensemble d’idées mal assumées, mais pourtant diffusées dans les récits politiques et les mythes culturels, cherche à vider de leur sens historique les rébellions et à naturaliser l’ancienne idée colonialiste de l’infériorité des peuples indigènes, réactualisant ainsi la grammaire de l’impérialisme dans le vocabulaire contemporain. En ce sens, les études sur les rébellions et les insurrections, comme tout travail historique, doivent être comprises comme un champ de lutte symbolique, narrative et politique. Elles ne concernent pas seulement le passé, mais les usages du passé – elles agissent directement sur le présent et façonnent les horizons du futur. Comme l’a affirmé Hayden White (1973), toute écriture de l’histoire implique un choix de forme, d’intrigue et de morale – autrement dit, écrire l’histoire, c’est adopter une position éthique et politique par rapport au monde. Écrire sur Túpac Amaru ou Túpac Katari, c’est aussi choisir entre reproduire les logiques de la tutelle et du silence ou affirmer, avec radicalité, le protagonisme indigène dans la longue durée de la résistance anti-impérialiste.
3.
Un après-midi, au milieu des années 1990, lors d’une séance de tutorat avec Manoel Salgado Guimarães, je lui ai demandé comment s’était passée son expérience de doctorat en Allemagne dans les années 1980, à une époque où peu de programmes de troisième cycle au Brésil proposaient un doctorat en histoire. Il m’a parlé du séminaire le plus intrigant qu’il avait suivi à Berlin, consacré à l’exploration d’histoires de futurs conditionnels. L’année était 1986 et la proposition partait de vraies provocations telles que : « Et si Hitler avait gagné la guerre ? ».
Souvent, cette histoire contrefactuelle peut s’inspirer de la fiction historique ou même de la dystopie littéraire, établissant ainsi des dialogues inattendus avec les études du folklore et de la mémoire, du traumatisme et de l’identité, des hiérarchies sociales et de l’exclusion, en explorant des récits de perte, d’utopies avortées et de chemins non empruntés. Alison Spedding accomplit cet exercice de manière créative et profonde dans son livre De cuando en cuando Saturnina, una historia oral del futuro, situé dans un futur postapocalyptique à la région andine, rebaptisée Qullasuyu Marka, ancien territoire de la Bolivie. La protagoniste, Saturnina Mamani Guarache (Satuka), dirigeante du mouvement anarcho-féministe-indianiste Comando Flora Tristán, mène des actions de résistance et d’attaque contre la persistance des structures coloniales et patriarcales. En entremêlant des éléments indigènes andins à des visions futuristes, Spedding propose une critique incisive de la conception occidentale et linéaire de l’histoire, suggérant que l’histoire suit une temporalité multiple, dès lors que l’on valorise l’oralité et les traditions locales. En ce sens, l’ouvrage établit un dialogue entre ancestralité et modernité, en récupérant des histoires oubliées et en projetant des futurs ancestraux alternatifs, où les identités indigènes et féminines occupent le devant de la scène dans de nouvelles utopies et de nouvelles possibilités politiques et sociales.
Les questions – « et si l’Empire byzantin avait vaincu l’ottoman ? », ou « et si les indigènes avaient vaincu les Espagnols ? », ou encore « et si Túpac Amaru avait vaincu les Espagnols ? » – ne doivent pas être rejetées comme de simples exercices spéculatifs. Elles s’inscrivent dans une lignée de réflexions contrefactuelles qui, loin de relativiser le passé, cherchent à interroger les possibilités avortées par la violence impériale. Dans les empires du monde moderne, la mémoire des vaincus a été effacée, les corps des rebelles exhibés sur les places publiques à titre d’avertissement. Et si les indigènes avaient remporté les guerres d’invasion dès le XVIe siècle ? Et si Moctezuma avait vaincu Cortés ? Et si les Taïnos avaient exterminé les envahisseurs espagnols, et non l’inverse ? Comme le rappellent des auteurs tels qu’Enzo Traverso (2009), Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou (2017), l’histoire contrefactuelle peut fonctionner comme un dispositif heuristique pour éclairer les silences du passé, mettre en tension les consensus historiographiques et réinscrire l’expérience des vaincus dans le champ du possible. En ce sens, s’interroger sur la victoire des Grecs byzantins ou des Incas et des Aztèques, c’est aussi affirmer la légitimité historique de leurs projets de civilisation, reconnaître leur rationalité politique et contester les cadres théoriques et épistémologiques qui les ont réduits à l’archaïque, à l’irrationnel ou à l’exotique.
Dans le cas américain, l’historiographie de la rébellion de 1780-1781, telle qu’elle fut construite dans les républiques latino-américaines du XIXe siècle, a majoritairement opéré dans le sens de désactiver sa puissance disruptive, en dissociant l’acte rebelle de l’acte politique, puisqu’elle partait du postulat selon lequel les indigènes étaient inaptes à la politique et devaient être placés sous tutelle. En même temps que les nouveaux États-nations évoquaient Túpac Amaru comme figure symbolique de la « race », du « peuple » ou de la « patrie », ils effaçaient de leur mémoire politique la complexité des alliances interethniques, les significations religieuses de la rébellion, l’organisation militaire des sièges, le rôle central des femmes dans la rébellion et la cosmologie qui la soutenait. Les rebelles furent convertis en allégories et, bien qu’aujourd’hui leurs noms figurent sur des écoles, des monuments, des rues et des places publiques, ils ne semblent pas être reconnus comme des sujets politiques à part entière, porteurs d’un projet alternatif de monde. Ce sont des résidus et des fantômes d’utopies passées et irrécupérables. (Utopie andine rejouée sous forme de farce avec Evo Morales ?)
En contraste, la trajectoire des rebelles kleftes grecs, qui ont combattu pour l’indépendance grecque face à l’Empire ottoman, révèle un processus d’héroïsation institutionnalisée, dans lequel d’anciens guérilleros d’origine paysanne et marginale, tels que Theodoros Kolokotronis ou Markos Botsaris, furent élevés au panthéon national et intégrés à l’administration de la nouvelle république hellénique. La transition de la rébellion à la souveraineté fut, dans ce cas, partiellement réussie, quoiqu’également enveloppée de mythifications et d’effacements. Le mouvement qu’ils ont dirigé entre enfin dans l’histoire sous le nom de Révolution grecque.
La mémoire des klephtes, reconfigurée par les poètes romantiques et les historiens du XIXe siècle, servit à forger une continuité symbolique entre la résistance à l’Empire ottoman et la modernité européenne – une opération qui consolida la Grèce moderne comme héritière légitime de l’Antiquité classique. Les chants klephtiques de Grèce, recueillis par Fauriel et publiés à Paris en 1824, célèbrent les faits d’armes des combattants des montagnes contre le pouvoir ottoman, exaltant des vertus telles que l’honneur, le courage et la loyauté envers le groupe, et inscrivant ces récits dans un paysage spécifique – les hautes terres de l’Épire, de la Thessalie et du Péloponnèse – qui deviennent, dans le répertoire populaire et dans la mémoire collective, de véritables odes à une géographie de la liberté (Fauriel, 1824 ; Hamilakis, 2007). Ça se passe au milieu de la Révolution Grecque. Ce sont des compositions qui glorifient les actes de bravoure et la violence politique, aux côtés des notions de sacrifice et de justice insurgée, formant une authentique cosmologie montagnarde de la résistance. Les rebelles apparaissent enracinés dans les montagnes de l’Acarnanie et jusque sur l’Olympe lui-même. La montagne fonctionne comme scène d’une existence indocile et fondamentalement rebelle. Dans cet imaginaire, le paysage montagneux s’affirme comme territoire emblématique de l’autonomie, en opposition aux vallées contrôlées par les pachas et les élites collaborant avec l’autorité ottomane.
Dans les Andes, en revanche, la transition de la colonie à la république s’est effectuée dans une direction opposée : l’indigène rebelle fut placé sous tutelle, et non consacré comme des héros. Sa rébellion fut réécrite comme un “excès”, une menace claire contre l’ordre et la civilisation, et même lorsqu’elle fut enfin reconnue, ce fut dans le cadre de son ambiguïté. L’indigène fut à la fois nécessaire et indésirable pour les projets nationaux latino-américains : nécessaire en tant que symbole originel de nations possibles, mais indésirable en tant que sujet politique actif. Cette ambivalence produisit un champ de mémoire fragmenté, dans lequel la reconnaissance symbolique ne se traduisit ni par une réparation historique, ni par une intégration effective (Postero & Zamosc, 2004 ; Bonfil Batalla, 1996 ; Burgos, 1996 ; Quijano, 2017).
4.
Rouvrir, dès lors, la possibilité du « et si ? » est loin d’être un geste d’évasion : cela s’inscrit dans un mouvement historiographique critique et éthique, qui nous ouvre de nouvelles perspectives pour repenser les fondements de l’ordre impérial, imaginer d’autres chemins pour les usages du passé, la coexistence dans le présent et la construction de futurs. La rébellion indigène, vue sous cet angle, ne se limite pas à sa défaite militaire – elle se projette comme un horizon de possibilité non réalisé, comme matrice d’une souveraineté rebelle encore à venir. Penser avec les rébellions, et non seulement sur elles, c’est aussi récupérer leurs cosmologies, leurs symboles, leurs manières propres de concevoir et d’instaurer la justice, de percevoir leur liberté de s’inscrire (ou se réinscrire) dans le temps. Si l’histoire doit réfléchir le réel, et si le réel comporte aussi nos rêves et le tant de non-dits, celui sera peut-être un juste exercice historiographique.
Dans cette perspective, la connexion avec les klephtes – et leurs récits de résistance, de transfiguration nationale et de réappropriation mythique – peut éclairer les formes distinctes d’incorporation (ou d’effacement) de la rébellion populaire dans les sociétés postcoloniales. Mais il nous alerte également sur les risques de leur muséification : lorsque la rébellion devient mythe, elle perd sa capacité à interroger le présent. Elle est encapsulée par des discours nationalistes divers qui ont le pouvoir même de maintenir les « indios » dans des espaces vigilées et limitées.
C’est pourquoi il faut maintenir ouvertes les brèches de l’histoire, là où des voix subalternes, longtemps réduites au silence, des chemins non empruntés et des futurs différés peuvent encore être entendus et revendiqués. Pendant que ce n’est qu’au XXe siècle que succède ce que Xavier Albó appela « le retour de l’indien », la canonisation des klephtes se passe en pleine chaleur de la Révolution Grècque, quand Fauriel publie en 1824 les Chants populaires de la Grèce Moderne :
En grec moderne, comme en grec ancien, le mot Klephte (κλέφτης) signifie voleur ; et, à s’arrêter aux premières idées que suggère naturellement ce mot, des exploits et des aventures de Klephtes sembleraient devoir n’être, en Grèce comme partout, que des exploits et des aventures de brigandage, thème peu relevé et peu varié de chant et de poésie. Mais l’on jugerait très-mal ici de la chose d’après le nom ; et rien au fond ne ressemble moins aux bandits vulgaires des grands chemins de l’Europe que les Klephtes grecs.
Face à cela, l’historiographie montre déjà depuis quelques décennies qu’il est devenu de plus en plus indispensable que l’écriture de l’histoire s’ouvre à une écoute attentive des passés réduits au silence, de ces voix qui non seulement ont défié les structures impériales de leur temps, mais qui continuent, jusqu’à aujourd’hui, à interpeller les fondements épistémologiques du récit et de la pratique historiographique. Réinscrire Túpac Amaru et les rebelles andins dans le champ du possible – et non pas seulement dans celui d’un passé « vaincu » – exige de refuser les formes de domestication symbolique opérées par l’historiographie traditionnelle et par les dispositifs mémoriels de l’État-nation. Comparer leur trajectoire à celle des klephtes grecs nous ouvre des dialogues qui visent à reconnaître à la fois les mécanismes de canonisation et d’effacement, et les possibilités de subversion littéraire de ces mêmes récits.
L’histoire, en définitive, n’est ni simplement ce qui s’est passé wie es eigentlich gewesen ist, « tel que cela s’est réellement produit », ni seulement l’enregistrement de ce qui a eu lieu ; elle est, fondamentalement, le terrain même – en perpétuelle dispute – où se décide ce qui peut ou non être retenu, légitimé, projeté. Entre l’excès et le manque, entre la ruine et le rite, entre la défaite et le retour, vibrent des histoires qui ne sont pas encore terminées. Des histoires dans lesquelles les vaincus réclament une autre manière d’exister dans le temps – non pas comme notes de bas de page, mais comme protagonistes d’un monde qui peut encore devenir autre. Une fois de plus, nous affirmons que l’histoire, comme les sciences, les arts et les langages humains, s’inscrit dans des horizons idéologiques – que l’historien qui l’écrit en soit pleinement conscient ou non.
Écouter les ruines, comme le propose la poésie de Seferis, peut signifier, enfin, rouvrir l’histoire à l’inachevé. En comparant l’Amérique latine et la Grèce, il ne s’agit pas de rechercher des symétries ou des ressemblances, mais avant tout les brèches où des voix oubliées, réduites au silence et reconfigurées, demeurent encore latentes. Túpac Amaru et les klephtes n’habitent pas seulement le passé : ils incarnent des possibles refusés, des régimes temporels effacés, des mondes, des langages et des cosmologies entières ensevelis. Lorsque les ruines parlent, elles ne nous disent pas seulement ce qui fut, mais ce qui aurait pu être, et ce qui peut encore advenir. C’est pourquoi il faut écrire à partir de ces brèches : non pour combler le vide par la nostalgie ou par des projections affectives et ataviques, mais pour le cultiver comme un champ fertile d’imagination politique, de vitalité culturelle et d’élan ontologique. Entre les pierres de Sacsayhuamán et Machu Picchu, et celles de Mycènes et l’Acropolis, entre le navire AGONIA 937 et les caravanes de « condamnés à mort précoce » qui descendent des hauts plateaux andins, entre les morts et les vivants, vibrent des futurs ancestraux, insurgés, faits d’écoute, de mémoire et d’insoumission.
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Annexe:
Με τον τρόπο του Γ. Σ.
Όπου και να ταξιδέψω η Ελλάδα με πληγώνει.
Traduction française :
À la manière de G. S.
Où que je voyage, la Grèce me blesse.
Sur le Pélion, parmi les châtaigniers, la chemise du Centaure
glissait dans les feuilles pour envelopper mon corps
alors que je montais la côte et que la mer me suivait,
montant aussi comme le mercure d’un thermomètre,
jusqu’à ce que nous rejoignions les eaux de la montagne.
À Santorin, touchant des îles qui sombraient,
entendant une flûte jouer parmi les pierres-pommes,
une flèche m’a transpercé la main sur la rambarde –
lancée soudainement
depuis les confins d’une jeunesse déjà fanée.
À Mycènes, j’ai soulevé les grandes pierres et les trésors des Atrides
et je me suis allongé avec eux dans l’hôtel de la « Belle Hélène de Ménélas » ;
ils ne disparurent qu’à l’aurore, lorsque Cassandra chanta
avec un coq pendu à son cou noir.
À Spetses, à Poros et à Mykonos
les bateliers m’ont contaminé.
Que veulent donc tous ceux qui disent
qu’ils sont à Athènes ou au Pirée ?
L’un vient de Salamine et demande à l’autre s’il « vient d’Omonia ».
« Non, je viens de Syntagma », répond-il, satisfait :
« J’ai rencontré Yannis et il m’a offert une glace. »
Pendant ce temps, la Grèce voyage.
Nous ne savons rien, nous ne savons rien –
nous ignorons que nous sommes tous débarqués ;
nous ignorons l’amertume du port quand tous les navires partent ;
nous nous moquons de ceux qui la ressentent.
Monde étrange, celui qui dit être en Attique
et n’est nulle part ;
ils achètent des dragées pour se marier,
gagent des mèches de cheveux comme amulettes, se font photographier –
l’homme que j’ai vu aujourd’hui, assis devant un décor de pigeons et de fleurs,
laissait la main du vieux photographe lisser ses rides,
ces marques laissées sur son visage
par tous les oiseaux du ciel.
Pendant ce temps, la Grèce voyage sans cesse – elle voyage sans cesse.
Et si « nous voyons fleurir la mer Égée de cadavres »,
ce sont ceux qui tentèrent d’atteindre le grand navire en nageant,
ceux qui en eurent assez d’attendre des navires qui ne peuvent partir :
l’ELSSI, la SAMOTHRACE, l’AMVRAKIKOS.
Les navires sifflent maintenant, au crépuscule, au Pirée ;
ils sifflent sans cesse, sifflent –
mais aucun docker ne bouge,
aucune chaîne ne luit, mouillée
sous la dernière lumière qui s’éteint ;
le capitaine demeure pétrifié, en blanc et en or.
Où que je voyage, la Grèce me blesse :
rideaux de montagnes, archipels, granits nus…
Le navire qui navigue s’appelle AGONIA 937.
Navire à vapeur Ávlis, attendant de partir.
Été 1936.
Bibliographie :
Basadre, Jorge. (1968). Historia de la República del Perú (1822–1933). Vols. 1–16. Lima: Editorial Universitaria. eluermoz,
Bonfil Batalla, Guillermo. (1996) [1987]. México profundo: una civilización negada. 2ª ed. México: Grijalbo.
Burgos, Elizabeth. (1996) [1983]. Me llamo Rigoberta Menchú y así me nació la conciencia. 8ª ed. México: Siglo XXI Editores.
Flores Galindo, Alberto. (1987). Buscando un Inca: Identidad y utopía en los Andes. Lima: Instituto de Apoyo Agrario.
Gutiérrez, Juan María (ed.). (1836). Colección de obras y documentos relativos a la historia antigua y moderna de las Provincias del Río de la Plata. Buenos Aires: Imprenta del Estado.
Macera, Pablo. (1977). Trabajos de historia. Lima: Universidad Nacional Mayor de San Marcos.
Mignolo, Walter D. (2000). Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking. Princeton: Princeton University Press.
Postero, Nancy Grey & Zamosc, Leon (eds.). (2004). The Struggle for Indigenous Rights in Latin America. Brighton: Sussex Academic Press.
Quentin, e Pierre Singaravélou. (2016). Pour une histoire des possibles: Analyses contrefactuelles et futurs non advenus. Paris: Éditions du Seuil.
Quijano, Aníbal. (2000). “Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America.” International Sociology, 15(2), 215–232.
Quijano, Aníbal. (2017). Colonialidad del poder y clasificación social. In: Lander, Edgardo (org.). La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas. Buenos Aires: CLACSO.
Seferis, Giorgos. (1985). “Με τον τρόπο του Γ.Σ.” In Ποιήματα (15ª ed.). Atenas: Ίκαρος.
Taboada Terán, Néstor. (1972). Zárate, el Temible Willka: novela de la rebelión indígena de 1898 en Bolivia. La Paz: Editorial Los Amigos del Libro.
Traverso, Enzo. (2012). O passado, modos de usar: história, memória e política. Lisboa: Edições Unipop.
White, Hayden. (1973). Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Baltimore: Johns Hopkins University Press.
[1] Alexandre Belmonte est professeur associé d’Histoire de l’Amérique ancienne et coloniale à l’Institut de Philosophie et des Sciences Humaines de l’Université de l’État de Rio de Janeiro. Il est bénéficiaire du programme Prociência/UERJ et chercheur postdoctoral au sein du programme de doctorat en Histoire globale de l’Université Fédérale de Santa Catarina.
[2] Il convient toujours de rappeler que l’appropriation de notions telles que génos, lignée ou origine commune a déjà été historiquement mobilisée par des idéologies nationalistes, racistes et totalitaires, avec des conséquences dévastatrices. Du fascisme italien au nazisme allemand, en passant par divers projets eugénistes dans le monde atlantique et méditerranéen, l’idée d’une identité enracinée, associée à une supposée pureté endogène, a été convertie en fondement de politiques d’exclusion, de violence et d’extermination. Nous réhabilitons ici la notion d’« endogène » en un sens cosmologique, insurgent et relationnel, et non pas biologisant ou identitaire, et nous nous en écartons ainsi radicalement de ces dérivations. Ce qui est en jeu n’est pas la célébration d’une essence immuable, mais la revendication d’une appartenance niée, une réinscription critique de l’existence indigène dans sa relation endogène à la terre, au temps et au collectif, en dehors des logiques d’expropriation, de folklorisation et d’effacement. Il s’agit donc de déplacer le terme de sa possible charge essentialiste vers un champ de résistance épistémique et ontologique, où « être du dedans » n’implique pas pureté, mais bien au contraire lien, historicité et lutte pour la réexistence.
